Engluée dans un monopole, la presse lémanique a creusé son tombeau


Le monde politique dit craindre pour la diversité de la presse après le diktat de Tamedia. Mais qu’a-t-il fait jusque-là pour la défendre?

PAR CHRISTIAN CAMPICHE

Cent emplois menacés: une levée de boucliers accueille sur les bords du Léman les mesures d’économie imposées par Tamedia à ses titres. De Lausanne à Genève, les rédacteurs en chef, d’habitude plutôt dociles face à leur employeur, se braquent devant l’ampleur des sacrifices demandés. Des coupes à hauteur de 18 millions sur 34 au total, c’est plus de la moitié pour la seule Suisse romande, s’indignent les cadres. Compte tenu de cette résistance inattendue, il n’est pas exclu que l’éditeur alémanique retarde de quelques mois sa décision. Reste que l’automne risque d’être aussi chaud que ce début de printemps dans les rédactions lémaniques. Et d’ici-là l’ambiance bien tendue.  

En tout état de cause, le temps des illusions semble bel et bien révolu. Sur les bords du Léman on commence à réaliser qu’il était pour le moins naïf de croire que Tamedia puisse laisser sa proie vaquer à ses occupations comme si de rien n’était. Le groupe zurichois n’a rien d’un pygmalion, c’est un froid prédateur dont le passe-temps préféré s’apparente au jeu du chat et de la souris. En 2005, 2007 et 2010, il n’a pas lésiné sur les moyens pour mater successivement les velléités d’indépendance de ses nouvelles possessions, en Thurgovie, à Berne et sur ses propres terres. Pourquoi devrait-il en être autrement sur les bords du Léman?

La tragédie romande, puisqu’il faut bien dire les mots qui conviennent, tient au statut de monopole du groupe Edipresse, passé dès 2009 sous le giron de Tamedia. Au fil des décennies, l’éditeur Lamunière avait tissé une toile qui s’étendait de Sion à Genève, raflant tout ce que l’arc rhodanien comptait de titres, du “Nouvelliste” à la “Tribune de Genève”, en passant par une palette de petits journaux vaudois. Le magnat lausannois avait flatté son ego en éliminant successivement la “Gazette de Lausanne”, la “Suisse” et le “Journal de Genève”, trois enseignes prestigieuses qui faisaient la réputation de leur région. Le “Nouvelliste” mis à part – le quotidien valaisan a été revendu à Hersant – c’est donc la fine fleur de la presse romande qui a été livrée pieds et mains liés à l’ogre zurichois. 

L’ancien propriétaire a réalisé une formidable affaire, faut-il critiquer son opportunisme? Ou convient-il plutôt de blâmer la crédulité ambiante? Conditionnés par les courtisans de la “tour”, le siège d’Edipresse à Lausanne, les milieux politiques ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes. En son temps, la plupart n’avaient pas levé le petit doigt pour s’opposer à la mainmise d’Edipresse sur les journaux locaux. Ils avaient laissé mourir la “Suisse” et le “Journal de Genève” sans le moindre état d’âme. “Touche pas aux Lamunière” semblait être le mot d’ordre. Aujourd’hui ces mêmes milieux s’agitent un peu et brandissent tout à coup, à l’image du grand argentier vaudois Pascal Broulis, l’argument de la diversité de la presse et des particularismes culturels cantonaux. Mais avec quelles chances de succès? Genève et Lausanne, les deux métropoles de la Suisse francophone, risquent bientôt de n’avoir plus que les yeux pour pleurer leurs étendards disparus.

On dit qu’une délégation de Tamedia aurait rencontré jeudi 28 mars pas moins de cinq conseillers d’Etat vaudois et Genevois. Mais qu’ont vraiment ces gouvernants à proposer pour calmer l’impatience du géant? Iront-il jusqu’à accorder des avantages fiscaux à Tamedia pour que ce dernier desserre les crocs? Dans ce cas il leur faudra user de beaucoup de persuasion pour convaincre le contribuable de l’opportunité du geste. Tamedia n’est pas Novartis, l’entreprise qui voulait délocaliser sa fabrique de Nyon. Dans la population, la corporation des journalistes ne jouit pas d’une sympathie comparable à celle qui entoure des ouvrières et des ouvriers payés cinq cents fois moins que leur PDG. Mais surtout Tamedia n’est pas un petit éditeur qui doit lutter tous les jours pour sa survie. C’est une société cotée à la Bourse dont les actionnaires exigent un rendement équivalent à celui d’une banque d’affaires.

Pour cette raison, l’aide de l’Etat serait indécente. Elle placerait également l’information, qui est finalement l’enjeu principal du débat, dans une situation inconfortable. Les quotidiens romands de Tamedia ne se signalaient déjà pas par une particulière impertinence face aux pouvoirs locaux. Un coup de pouce de l’Etat, parce qu’il accentuerait le devoir de gratitude, risquerait de les conditionner davantage. On trouverait dommage enfin que les projets d’aide étatique directe à la presse indépendante et aux journaux en ligne pâtissent d’une lassitude des pouvoirs publics qui leur répondraient, en quelque sorte: “on a déjà donné, revenez dans dix ans”. Autant dire qu’ils les abandonneraient à leur sort, favorisant l’avancée du désert.

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4 commmentaires à “Engluée dans un monopole, la presse lémanique a creusé son tombeau”

  1. Calimero 31 mars 2013 at 07:11 #

    Toute corporation professionnelle est soumise dans son fonctionnement aux pressions des pouvoirs ambiants. Les historiens ne manquent pas de travail et des essais comme “L’honneur perdu des évêques argentins” ou “Le livre noir de l’université de Sao-Paulo” ont livré des vues effrayantes sur les faiblesses de l’église et de l’université face aux dictatures. Le milieu du journalisme n’échappe pas aux pressions, et plus que tout autre il a sa responsabilité face aux dérives de la société.

    Bien sûr “ouvrir sa gueule” est un risque individuel parfois mortel et loin de moi l’idée de juger individuellement, mais laissez-moi m’interroger: combien de journalistes romands n’ont-ils pas à craindre une mise au chômage, parce qu’ils ont déjà perdu leur job pour s’être élevés contre des lignes rédactionnelles liée à des intérêts économico-politiques? Combien parmi ceux inquiétés aujourd’hui par les coupes de Tamedia ont-ils par le passé dénoncé la dérive de certains de nos journaux vers une non-information, pour ne pas dire une désinformation? Combien?

    Certes l’enjeu n’est pas au niveau d’une lutte contre des dictatures, mais la prise en otage de plusieurs démocraties européennes est une mise en garde, et la vigilance face à certains monopoles de presse ou d’Etat devrait être en tête de l’agenda journalistique local.
    De ce point de vue la Suisse romande a mal à ses médias de salon aussi, tant au niveau de l’information socio-politique que des débats (les émissions culturelles et économiques sauvant l’honneur).

    Côté information le menu est tellement connu qu’on l’appréhende comme on craignait l’odeur de la mayonnaise accompagnant le poisson du vendredi au resto’U. Cela revient comme les saisons, la vigne à Farinet, les vilains véliplanchistes qui sortent par force deux, le hors-piste et j’en passe. Ne pas omettre d’attirer l’attention du bon peuple à grand renfort de “mythique, magique, irresponsable”. A l’intérieur des émissions on n’oubliera ni le petit bonheur du jour, ni les micro-trottoirs garants de réflexions mûrement réfléchies … que demande le peuple?
    Quant aux débats, limités dans la durée, ils sont systématiquement encombrés par des meneurs imbus de leur position, interrompant les intervenants à coups de “on vous à bien compris” ou encore “mais regardons plutôt le petit sujet que nous avons préparé même et surtout s’il n’a rien à voir avec votre propos”.

    Si Tamedia veut diminuer le budget ou même fermer certain “canards” qui n’ont même pas la dignité d’être gratuits, alors bravo, cela relèvera le niveau de la presse romande … finalement c’est quoi le vrai problème, la stratégie capitaliste de Tamedia, le laisser-faire passé des autorités, ou l’honneur perdu de certains journalistes et rédacteurs romands???

  2. Christian Campiche 31 mars 2013 at 14:06 #

    En 2005, plus de 600 journalistes romands – un chiffre considérable à l’échelle de cette région – ont signé l’appel d’info en danger (la Méduse est la dépositaire des archives de cette association), dénonçant les atteintes à la qualité de l’information. Parmi eux, très peu de rédacteurs en chef. Faut-il s’en étonner? Le même appel constatait qu’ils étaient plutôt du côté des éditeurs que les journalistes.

  3. Narcisse Niclass 1 avril 2013 at 09:57 #

    Le 27 mars 150 journalistes hurlent que la presse romande est en difficulté sur la base d’une lettre d’intention de leur éditeur. Manifestations de rue à Lausanne et Genève. Appel au secours lancé aux pouvoirs politiques. Tout ça pour une question de fric et par manque de confiance dans leur métier. Tous leurs confrères relaient les slogans sans la moindre analyse et dans l’immédiateté.

    Si les médias, le quatrième pouvoir, sont en danger, le mal est bien plus grave qu’économique. Le virus est chez les journalistes qui manquent de forces critiques et d’esprit d’investigation. Il est vrai que les dossiers difficiles demandent un travail dont les cheminements ne sont pas gratifiants. Dès qu’une cause se déplace sur le terrain juridique, c’est souvent lassant pour les lecteurs même.

    Malaise. Pour des faits établis et prouvés, quatre démissions du Conseil suisse de la presse ont été demandées le 22 mars. C’était à Fribourg, en Romandie à l’assemblée annuelle d’Impressum. Ce Conseil est chargé de veiller au respect de l’éthique professionnelle par les journalistes. Les journalistes pourraient sauver l’honneur des médias en faisant la lumière sur cette affaire dont il est curieux qu’elle ne fasse pas de bruit. Ou doit-on déduire que les journalistes sont comme les dictateurs, peu ouverts à la remise en question ou même, simplement, aux questions?

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