Gérer le risque sanitaire, le rôle de la pharma


L’élevage industriel s’est développé en parallèle à la pharma.

PAR MICHAEL RODRIGUEZ

Il n’aurait pas été possible, sans avoir recours à des médicaments et à des vitamines, de maintenir en vie des animaux à la croissance anormalement rapide, confinés en masse dans des espaces restreints. Les vaccins et les antibiotiques, en particulier, jouent un grand rôle dans cette affaire. En Suisse, environ 60 tonnes d’antibiotiques sont utilisées chaque année en médecine vétérinaire.

L’alliance entre génétique et pharmaceutique a permis de diminuer considérablement le taux de mortalité dans les élevages des pays occidentaux. Mais cette politique a un coût: la lutte contre les épizooties avalerait 17% du chiffre d’affaires de l’industrie de l’élevage, et même 30 à 50% dans les pays en développement.

Ce modèle de production reste toutefois exposé aux épidémies, comme l’ont montré les épisodes de la grippe aviaire et de la grippe dite «porcine», transmissibles à l’homme. La forte densité des élevages industriels facilite la propagation et le mélange de virus. Il suffit d’une poule infectée par une épizootie pour que tout le troupeau – plusieurs dizaines, voire centaines de milliers de bêtes dans certains pays – soit aussitôt abattu. La perte de diversité génétique augmenterait également la vulnérabilité de l’élevage à l’échelle mondiale.

La circulation mondiale des produits et sous-produits de cette industrie est un autre facteur de contamination. Le transport d’animaux et de déchets d’élevage (plumes, matières fécales, litières), recyclés sous forme d’aliments, permet aussi aux maladies de voyager.

Lors de la grippe aviaire, les oiseaux migrateurs ont été pointés du doigt. Ils auraient transmis le virus aux volailles d’élevage, via les basse-cour en plein air. En 2006, une étude publiée par l’Académie des sciences américaine suggérait plutôt que leur rôle avait été surestimé. Sur 13’115 échantillons prélevés chez des oiseaux migrateurs présents en Asie, seuls six étaient porteurs du virus! Un taux d’infection bien inférieur à celui de la volaille domestique. La Suisse a été peu touchée par la grippe aviaire et la grippe «porcine», qui ont surtout fait le bonheur du groupe pharmaceutique Roche et de son Tamiflu.

D’une manière générale, «les volailles suisses sont en très bonne santé en comparaison européenne», affirme Richard Hoop, de l’Institut de bactériologie vétérinaire à l’Université de Zurich. Cela tiendrait surtout à la taille plus modeste des troupeaux.

Pourtant, un phénomène inquiète les autorités sanitaires: la résistance aux antibiotiques, due à la consommation massive – tant humaine qu’animale – de ces médicaments. Dans un rapport de 2011, l’Office vétérinaire fédéral constate, chez les poulets de chair, un taux de résistance de 42% aux médicaments de la famille des fluoroquinolines. «Une évolution d’autant plus préoccupante» que ces médicaments «font partie des classes d’antibiotiques les plus importantes aussi bien en médecine vétérinaire qu’humaine», note le rapport.

Comme il n’y a parfois pas d’autre traitement possible, ces résistances peuvent entraîner un allongement de la maladie, voire la mort. Mais il ne faut pas s’imaginer une hécatombe, avertit Richard Hoop: seuls des patients dont la santé générale est mauvaise seraient en danger, soit environ «50 à 100 personnes sur un million», estime- t-il. Les patients présentant des résistance doivent être mis en quarantaine. A l’hôpital de Bâle, le nombre de journées d’isolement a passé de 200 à 2000 ces dix dernières années.

Les forts taux de résistance relevés chez les animaux en Suisse, parfois plus élevés que dans l’Union européenne (UE), interpellent néanmoins les autorités et les chercheurs. En effet, le recours aux d’antibiotiques dans l’élevage de volaille est réputé parcimonieux dans notre pays. Cette façade cacherait-elle une utilisation abusive? Richard Hoop évalue à moins de 15% la proportion des troupeaux de poules recevant à un moment ou à un autre des antibiotiques. «Un quart environ» de ces traitements ne sont pas motivés par une nécessité thérapeutique avérée, estime-t-il. On est loin des 80 à 90% d’animaux sous antibiotiques dans les élevages allemands et hollandais.

Mais avant d’être «allemandes» ou «suisses», les poules sont des produits des multinationales de la sélection génétique. Il n’est pas exclu que des foyers de résistance se constituent déjà à ce stade-là, pour ainsi dire à la source. La dissémination de résidus d’antibiotiques dans l’écosystème, en particulier dans l’eau, est également une hypothèse à prendre en compte.

Richard Hoop pointe un autre problème, qui serait spécifique à la Suisse: le manque de diversité de médicaments sur le marché. «Les conditions pour pouvoir enregistrer un médicament en Suisse sont plus sévères, explique le chercheur. Les firmes pharmaceutiques n’ont donc intérêt à le faire que quand elles peuvent escompter un gain important.» Nombre d’antibiotiques bon marché présents dans l’UE ne sont ainsi pas enregistrés en Suisse. Cela réduit donc la palette des alternatives et conduit à une concentration sur un petit nombre de médicaments.

En Suisse, les cantons sont responsables du contrôle de l’élevage, du transport et de l’abattage d’animaux. Nous avons rencontré le vétérinaire cantonal fribourgeois, Grégoire Seitert, et son adjoint Michel Schmitt.


Fribourg compte 1,81 million de volailles, réparties entre 361 éleveurs. Les contrôles effectués par le canton portent sur deux domaines: la santé des troupeaux et les conditions d’élevage (protection des animaux). Mais les effectifs du service ne permettent pas de visiter chaque année toutes les exploitations, loin de là. Au rythme actuel, il faut environ huit ans pour faire le tour des élevages du canton, évalue Michel Schmitt. L’objectif est de parvenir à l’avenir à une visite tous les quatre ans.


En termes de santé animale, la priorité est mise sur la prévention de trois épizooties: la laryngotrachéite infectieuse, la maladie de Newcastle et la salmonellose. Les deux premières sont en principe éradiquées, alors que la dernière est endémique. «Nous avons en moyenne un cas tous les deux ans de l’une de ces trois épizooties. Dès que cela se produit dans une exploitation, c’est le gros exercice de pompiers, on tue tout et on nettoie tout», explique Grégoire Seitert.
 Pour le vétérinaire cantonal, le principal risque émane des expositions organisées par des aviculteurs et des passionnés de volaille d’ornement. La concentration d’un grand nombre d’oiseaux sans suivi sanitaire serait un nid potentiel de maladies. «A chaque fois qu’il y a une expo, on peut être quasiment certain qu’on verra réapparaître une épizootie.»


La grippe aviaire n’est en revanche plus un thème. «On peut se demander si c’était un problème sanitaire ou plutôt une problématique chère aux journalistes», lance-t-il. La Suisse est d’ailleurs «loin devant tout le monde» en ce qui concerne la santé de la volaille. «Nous devons donc être rassurants pour la confiance du consommateur dans le produit.» En matière de protection des animaux, les contrôles se font le plus souvent sur dénonciation. Les principaux problèmes détectés dans l’élevage de volaille concernent des perchoirs et des litières mal adaptés. Les animaux développent alors des maladies comme la pododermatite, une infection bactérienne de la peau qui touche les pattes.
 Le Service de la sécurité alimentaire et des affaires vétérinaires (SAAV) observe une amélioration des conditions de transport. Les camions sont désormais complètement fermés, ce qui empêche les poules de mourir de froid. «Il est arrivé par le passé que les poulets tombent comme des glaçons au déchargement», se souvient Grégoire Seitert. En revanche, le cannibalisme peut avoir lieu dans les cages où sont enfermés les animaux pendant le transport. Les poules se piquent les unes les autres et la vue du sang excite leur appétit.


Le canton contrôle également l’abattoir de Micarna à Courtepin.
 Quatre vétérinaires à plein temps sont exclusivement affectés à cette tâche. En cas d’anomalie, les fonctionnaires peuvent stopper une ligne de production. Cela se produit d’ailleurs fréquemment: l’an dernier, pas moins de 240’000 poulets (près d’un pour cent du total) ont été saisis et incinérés. La chair de ces animaux contenait souvent des micro-abcès ou des pétéchies (petites hémorragies cutanées).
 Le SAAV constate une recrudescence du phénomène depuis l’introduction, il y a environ trois ans, d’une nouvelle souche d’hybrides, prisée pour sa vitesse de croissance et pour la couleur de sa viande. «Nous ne pouvons pas interdire cette lignée, car l’animal lui-même n’est pas plus malade ou plus malheureux qu’un autre, commente Grégoire Seitert. C’est uniquement à l’abattage qu’il entraîne davantage de complications. Je ne suis donc pas sûr que cette nouvelle souche soit, au bout du compte, économiquement plus intéressante, mais cette question n’est pas de notre ressort.»

Et maintenant…


L’élevage industriel est parvenu à diminuer le taux de mortalité des poulets. Les «effets secondaires» de ce système (dépendance à l’égard de la pharma, résistance aux antibiotiques, résidus de médicaments dans la viande, épizooties mondiales…) constituent-ils un risque supportable? Les autorités sanitaires se montrent-elles trop alarmistes face aux maladies telles que la grippe aviaire, ou faut-il au contraire redouter des épidémies plus graves?

• A quelle échelle voulons-nous gérer le risque sanitaire? De petits élevages très diversifiés poseraient-ils plus de problèmes qu’un circuit industriel globalisé?

• La résistance aux antibiotiques chez les poulets est-elle le signe de médications abusives, visant par exemple à doper la croissance de la chair? Faut-il rechercher les causes ailleurs, par exemple dans la contamination de l’écosystème ou chez les firmes de sélection génétique? Les scientifiques sont-ils en mesure de répondre, et si non pourquoi?

• Les services vétérinaires cantonaux font-ils assez de contrôles pour savoir ce qui se passe réellement dans les élevages?

Cet article est le troisième d’une série parue dans “Courant d’Idées” et fait partie d’une brochure “Faut-il abandonner la poule à l’industrie?“, 47 pp, 9 francs. Elle peut être commandée auprès de M. Reto Cadotsch, 9 quai Capo d’Istria, 1205 Genève, raeto.cadotsch@wanadoo.fr

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