Volaille, une industrie «made in USA»


En 1950, 95% des éleveurs de volaille, aux Etats-Unis, étaient indépendants. Ils ne sont plus que 10% en 1955.

PAR MICHAEL RODRIGUEZ 

Jusqu’au début du XXe siècle, l’élevage de volaille est avant tout pratiqué par les femmes et les produits de cette activité ne jouent généralement qu’un rôle mineur dans les revenus paysans. La viande de poulet est alors considérée comme un luxe. En l’espace de quelques décennies, elle deviendra un bien de consommation de masse, hautement standardisé.

Comment cela s’est-il passé? Au tournant du XIXe au XXe siècle, l’agriculture est en pleine mutation. Elle s’industrialise, à la fois sous la pression d’intérêts privés et de la recherche publique. L’étude de l’animal comme outil de production devient une discipline à part entière, la «zootechnie». En France, elle fait son apparition dans les universités vers 1850. Le premier titulaire de cette chaire, Emile Baudement, explique: «Les animaux sont des machines vivantes, non pas dans l’acception figurée du mot, mais dans son acception la plus rigoureuse telle que l’admettent la mécanique et l’industrie. Les animaux mangent: ce sont des machines qui consomment, qui brûlent une certaine quantité de combustible de manière déterminée; ils se meuvent: ce sont des machines obéissant aux lois de la mécanique; ils donnent du lait, de la viande, de la force: ce sont des machines produisant un rendement pour une certaine dépense.» L’Etat s’efforce d’appliquer cette conception à l’agriculture française mais il se heurte à la résistance des paysans(1).

Les premières bases de l’industrie du poulet sont jetées au début du XXe siècle aux Etats-Unis(2). La recherche génétique joue un rôle prépondérant. L’invention des hybrides, d’abord utilisée dans la production de semences de maïs, est transférée avec succès sur les poules. Leurs performances en deviennent considérablement plus élevées et plus constantes.

Mais une autre particularité explique l’essor des hybrides: en se reproduisant, ils perdent en productivité et en homogénéité. C’est là une garantie «biologique» de la propriété du patrimoine génétique qui intéresse évidemment l’industrie agroalimentaire naissante. La privatisation des résultats de la recherche publique, dans le cas du maïs comme dans celui des poules, leur laisse le champ libre. L’entreprise américaine de biotechnologies Pioneer met les premières pondeuses hybrides sur le marché en 1942.

Au développement de la génétique s’ajoute celui de la pharma. Les antibiotiques et les vitamines apparaissent comme une force d’appoint indispensable pour accélérer la croissance des animaux et réduire la mortalité. En outre, la création de couvoirs décuple le potentiel de reproduction.

Un autre secteur s’intéresse aussi de près à ces innovations: les grands groupes céréaliers. Ils identifient dans l’élevage de volaille un débouché prometteur pour leurs fréquents excédents de production. L’industrie fourragère joue un rôle déterminant en investissant massivement dans la mutation de l’élevage dans les années 1950. C’est qu’il faut des capitaux importants pour se lancer dans le secteur.
 Les machines et les technologies coûtent cher, de sorte qu’il faut de grandes installations pour les rentabiliser. Les paysans n’en ont pas les moyens; l’industrie fourragère leur fournit les poussins, l’équipement et les médicaments à crédit, puis achète et commercialise leur production. Les éleveurs traditionnels ne peuvent pas soutenir la comparaison en terme de rendement et sont rapidement éjectés du marché. Alors qu’en 1950, 95% des éleveurs des Etats-Unis étaient indépendants, ils ne sont plus que 10% en 1955. Les autres travaillent sous contrat avec l’industrie.

Mais l’industrie du poulet est bientôt confrontée à des épisodes de surproduction et à un effondrement des prix à la vente. Plusieurs fabricants de fourrages se retirent donc du marché. Ce sont alors les transformateurs de viande qui prennent le relais dans les années 1970. Ils sont attirés par le potentiel de produits à haute valeur ajoutée (filets, émincé, « chicken nuggets», etc.) destinés aux supermarchés et aux fast-foods. Aujourd’hui en Suisse, c’est toujours l’industrie de la transformation qui pilote la filière.

Qu’en est-il en Europe? Dès les années 1950, l’industrie de la viande américaine voit dans le vieux continent un nouveau marché pour écouler ses surplus. A cette époque, l’élevage de volaille se pratique à une échelle modeste dans les pays européens et la viande de poulet coûte relativement cher. Les importations à bas coût des Etats-Unis constituent donc une menace pour les paysans et pour un secteur économique en devenir.

Au début des années 1960, l’Espace économique européen introduit des taxes douanières sur le poulet d’outre-Atlantique. Les Etats-Unis ripostent en frappant à leur tour l’importation de certains produits européens. Ce bras-de-fer est connu sous le nom de «chicken war» (guerre du poulet).

Le blocage des importations ouvre des perspectives pour la création d’une industrie du poulet européenne. Le fabricant allemand de farine de poissons Lohmann achète alors des licences à une firme de sélection génétique aux Etats-Unis. Lohmann fait aujourd’hui partie du groupe Erich Wesjohann, un des leaders mondiaux de la sélection de poules pondeuses.

1. Fabrice Nicolino, Bidoche (2009)

2. Ce chapitre est largement inspiré d’un article d’Ulrich Petschow et Anita Idel, Das globale Huhn.

Cet article est le huitième et avant-dernier chapitre d’une série écrite par Michaël Rodriguez. Paru dans «Courant d’Idées», il fait partie d’une brochure, «Faut-il abandonner la poule à l’industrie?», 47 pages, 9 francs. Celle-ci peut être commandée auprès de M. Reto Cadotsch, 9 quai Capo d’Istria, 1205 Genève, raeto.cadotsch@wanadoo.fr.

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