Art et morale, je t’aime… moi non plus


Morale et art n’ont jamais fait bon ménage. Plongeon de l’avocat du diable dans les eaux tumultueuses d’une coexistence ancestrale vouée à l’échec éternel.

PAR CHRISTIAN CAMPICHE

C’est l’histoire d’un vieux couple qui n’en finit pas de se reluquer mais n’a jamais conclu en faisant l’amour et ne le fera sans doute jamais.

Disons-le d’emblée, l’art et la morale sont faits pour se détester. Le jour où ils copuleront sera celui du Jugement dernier. Même le respect mutuel les fuit. Mais qu’est-ce qui les retient ensemble?

«Je t’aime… moi non plus», feulaient Birkin et Gainsbourg durant l’année érotique 69 sur une lancinante musique de fond et des halètements qui firent scandale à l’époque. L’art est ainsi fait qu’il pourrait, sur le même tempo, jouer à cache-cache avec la morale, ou plutôt avec l’immoralité des temps.

Comment définir la morale, d’ailleurs? Depuis des milliers d’années, elle se tient en filigrane du destin des femmes et des hommes, esquissée par des grands prêtres de circonstance, sorciers, chamans, druides, curés, pasteurs, rabins, popes, ayatollahs. Des consciences que l’on fait affecte d’écouter quand elles sont associées au pouvoir temporel qui s’en sert pour mieux museler l’opinion. Mais que l’on redoute beaucoup moins dans les ères de licence politique. La relation à la morale perd déjà sa pertinence au sens primitif classique, si l’on s’entend pour définir l’art comme l’expression instantanée d’attitudes ou de sentiments mais aussi la représentation de paysages.

«L’origine du monde», la toile hyperréaliste de Courbet, intrigue en raison de son caractère à la fois mystérieux et provocateur. Paradoxalement, ce sexe de femme en gros plan choquerait davantage s’il était dessiné aujourd’hui. Du temps où la photo n’existait pas, le portraitiste s’efforçait de transmettre ce qu’il voyait à ses contemporains. Mais déjà le message était subjectif. Botticelli peignait des nus, ce qui le distinguait des illustrateurs musulmans, conditionnés par leur environnement religieux, mais pas des indhouistes. «Soft porno».

Mario Volpe, un regretté ami peintre colombien, commentait de cette manière les toiles de la Renaissance. Il les replaçait dans le contexte de l’époque. Les thèmes religieux servaient à camoufler les fantasmes sexuels. Une virilité excessive ne caractérisait pas pour rien les oeuvres de Michel-Ange. Chef-d’oeuvre de jeunesse, son David à l’anatomie évocatrice laisse peu de doute sur les tendances du maître florentin. On laisse toutefois à ce dernier le bénéfice du doute dans le «Jésus mis au tombeau», possession d’un musée de Londres. Figé sur la toile dans son plus simple appareil, le Christ inspire la pitié avant la piété… charnelle. Les apparences sont sauves car tabou est le sexe de Dieu. On ne le montre jamais ou très rarement. Sur la voute de la Chapelle Sixtine, Michel-Ange met en scène un patriarche du monde habillé de pied en cap, entouré d’anges virevoltants et lutins. Volontaire, le grand ordonnateur fait signe à la lune de rejoindre ses pénates. L’astre nocturne obtempère, soumis, dévoilant son postérieur de manière ambigue. Le sponsor Jules II ne s’en offusqua pas, de toute évidence. Dieu vêtu, la morale était préservée.

La morale peut de toute façon aller se rhabiller lorsque le succès artistique est au rendez-vous. Chaque boîte de la «Merde d’artiste» déféquée dans les années soixante par l’artiste italien Manzoni se vend aujourd’hui plusieurs dizaines de milliers de francs. En 1988, la danseuse Guesh Patti frotte son entrejambe contre une barre de stripteaseuse en éructant “Etienne, tiens bon!”. La chanson est un tube qui dérange dans les foyers tranquilles. Ce qui n’empêche pas les toutes jeunes générations de la pasticher car elle passe à la télé aux heures de forte écoute. Les enfants ont plus de trente ans aujourd’hui et sourient en y repensant. Il est vrai qu’il n’y avait pas de quoi fouetter un chat.

Comme il n’y a pas de quoi s’émouvoir quand, en art, la communication l’emporte sur toute autre considération, notamment esthétique. En octobre 2014, l’artiste Milo Moiré se fait remarquer en pondant des oeufs sur des billets de banque avec son vagin. L’histoire ne dit pas encore combien vaudront ses omelettes dans X années. On retiendra seulement de sa prestation qu’elle a fait la une des médias sans provoquer d’esclandre, ce qui en dit long sur le pouvoir du marketing dans la culture actuelle. Les madones en bois du 16e satisfont aux canons de tous les moralistes de l’univers mais elle ne se vendent pas. Les maisons de ventes aux enchères spécialisées dans l’art ancien périclitent.

En revanche les clients des grandes galeries de New York ne détourneront pas les yeux devant des personnages sculptés en verre rose porcin, se chevauchant dans des positions improbables sur une table de salon. Jeff Koons ravissait, paraît-il, le financier déchu Madoff. Finalement Wall Street serait-il la seule forme de culture que révère l’art contemporain?

Article paru dans “CultureEnjeu , décembre 2014″.

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Un commentaire à “Art et morale, je t’aime… moi non plus”

  1. Schindler 6 décembre 2014 at 13:29 #

    Belle réflexion d’un moraliste lucide et cultivé. Hélas, le fric et le cul font bon ménage !

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