C’était mieux avant


C’était mieux avant? La télévision romande a développé cette question dans une intéressante série d’émissions au cours de l’année qui vient de s’achever.

PAR PIERRE KOLB

Le motif était bon: le cinquantième anniversaire d’«Expo 64», cette grande manifestation suisse à Lausanne qui a marqué les esprits, à la différence d’«Expo.02» plus récente mais disparue des mémoires dès la fermeture de ses portes. Ces émissions de la RTS pouvaient même être décoiffantes, telle celle consacrée à l’école qui, sur un exemple urbain bien vérifié, montrait que l’école de papa souvent citée par des nostalgiques, ne méritait guère de regret sous l’angle de son régime disciplinaire. Au reste, cinquante ans est une tranche du passé autorisant un bon recul, plus instructif que les rétrospectives annuelles imposées par les rituels du passage à l’An Neuf. L’hebdomadaire «Domaine Public» l’avait aussi montré en 2013, en revenant sur son propre demi-siècle.

Au bilan de 2014, nous pourrions il est vrai rappeler que cette année n’a pas plus que les précédentes mis en cause la sécurité de Marcel Ospel – mais se souvient-on encore de lui? PDG d’UBS lors de la crise de 2008, cet Ospel aura donc une fois de plus atteint le 31 décembre sans avoir fait un jour de prison. Néanmoins, en 2014, un de ses proches subordonnés, Raoul Weil, a dû comparaître aux Etats-Unis après avoir été arrêté en 2013 en Italie. Grands frissons dans le landerneau bancaire… et l’espoir, pour tout un chacun, qu’ils allaient enfin payer. Mais on connaît la suite: un acquittement. Ah! les législations suisse ou américaine, ah! les systèmes judiciaires suisse ou américain, des choses bien différentes mais concourrant au même résultat, l’impunité des puissants.

Qu’ils soient sous les projecteurs ou pas. Des criminels dans l’ombre se seront particulièrement distingués en 2014, les passeurs de requérants d’asile qui se procurent des cargos en ruine, les remplissent par centaines de désespérés dûment ranconnés avant d’abandonner le bateau et ses passagers traités pire que du bétail. L’horreur, par trois fois en cette fin 2014.

Se dira-t-on qu’un recul sur un demi-siècle permet une approche plus nuancée? On le sait bien, l’histoire n’est que bruit et fureur. Dans l’espace bien préservé de l’ordre juridique suisse, les secteurs de vie observés sur un écart de cinquante ans par la TV romande aboutissent eux à un tableau sans drame, mais avec des contrastes qui ne permettent guère de conclure si c’était mieux, ou pas, avant.

Le défaut est d’avoir négligé une tendance lourde de la société actuelle qui incite à penser que c’était mieux avant. C’est le phénomène d’emprise du tout technologique sur la vie professionnelle puis quotidienne, ses conséquences sociales désastreuses, l’asservissement général aux technologies par le biais de leur produit d’excellence, internet: un asservissement en partie consenti, de par l’attrait des gadgets genre smartphones, mais un asservissement en grande partie imposé par la dégrédation des services ordinaires, guichets à longues attentes, surtaxes… un asservissement imposé sur les lieux de travail bien sûr, où les ordinateurs fixent les cadences, les surveillances, et surtout cette fragmentation généralisée des travaux spécialisés qui génère des emplois sous-payés*. Les deux choses vont de pair, il faut le souligner. La révolution numérique a creusé les écarts salariaux. Elle a induit une fracture sociale qui s’aggrave de jour en jour. A témoin la comparaison de deux époques, celle dite des «Trente Glorieuses» de l’après-guerre, période d’essor économique qui s’est accompagnée d’une amélioration des salaires et des conditions de travail, et l’époque de la furie néolibérale enclanchée par l’accession au pouvoir des Ronald Reagean et Margaret Thatcher, époque que l’on devrait appeler «Trente calamiteuses» si ce n’est que trente ans sont largement passés et que cela dure, et que cela empire, creusement de l’écart des salaires, détérioration des conditions de travail, espionnage des personnes au travail et en dehors, agressivité des cadres, réduction des prestations sociales, etc. Le tout dans un climat général de mercantilisme.

Or les chronologies de cette bascule anti-sociale et des révolutions numériques sont parallèles. A y regarder de plus près, on constate que les objectifs des dominants technologiques (Bill Gates lorsqu’il a supplanté IBM puis Google qui rafle la mise internet) sont commerciaux et de volonté de puissance, alors que leur apport technique est faible. C’est un phénoméne de confiscation des progrès techniques. Et la montée en puissance des technocrates.

Peut-être avec la complicité d’une partie du monde scientifique, du fait d’une double dérive des écoles polytechniques et des HEC. Peut-être bien. Un autre levier est constitué des médias qui vouent un culte permanent aux progrès technologiques, sans distance critique, et favorisent l’addiction aux gadgets électroniques. Ils sont ministres du culte, par eux l’informatique est devenue le nouvel opium du peuple**.

Le contexte néolibéral de cette mutation sociale a un autre corollaire, la mondialisation, que les turiféraires du régime s’évertuent à prétendre irréversible, aux même titre que les «lois du marché» C’est un lavage de cerveau visant à occulter l’opacité criminelle de cette mondialisation, grace à laquelle des opérations du genre des cargos de requérants peuvent être lancées dans l’impunité.
Nul doute que les bilans sur le long terme sont délicats. Néanmoins, sur le plan de ces mutations sociales, force est de dire que c’était mieux avant. Et puisqu’on est dans la période des voeux, souhaitons qu’en 2015, ce soit mieux qu’avant.

*Voire des emplois pas payés: c’est l’apparition d’une nouvelle catégorie de stages dont l’apport sur le plan de la formation est quasi-nul, stages de courte durée mais renouvelables et surtout non rétribués ou au lance-pierre, occupations que les jeunes doivent bien accepter dans l’attente d’un vrai travail.

** Que voilà une diabolisation de la technique, dira-t-on, alors qu’elle n’est en soi ni bonne ni mauvaise. Voire. La neutralité scientifique est tributaire des commanditaires de la recherche, et c’est là qu’intervient hélas la dominante mercantile des objectifs sociétaux. L’utilitarisme a affaibli la recherche fondamentale au profit de la recherche appliquée, puis soumis celle-ci à des impératifs de rentabilité déguisés en obligation de résultats. Et l’on voit aujourd’hui un directeur d’école polytechnique prétendre, après l’avoir caché, que le droit de regard d’une multinationale dans la nomination des professeurs est normal… Quant à Internet, la Toile rend d’innombrables services, mais les réseaux autoproclamés sociaux et avant tout machines à profit sont le lieu de manipulations sociales et le supports de comportements criminels, qui justifient des surveillances supplémentaires.

Courant d’Idées

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