Dis-moi comment tu les nommes…


Nos approches du terrorisme et de ses implications sociales sont obérées par des aberrations terminologiques lourdes de conséquences.

PAR PIERRE KOLB

Comment par exemple nommer l’EI, cet organisme terroriste qui s’appelle «Etat islamique» et, disposant d’un territoire entre Irak et Syrie, a effectivement un élément constitutif des Etats, mais n’est pas reconnu, et pour cause. Comment l’appeler sans accréditer ses prétentions. L’audiovisuel public, on y reviendra plus loin, a fait la démonstration de son embarras en la matière. Autre exemple d’appellations gênantes, celles recourrant à la qualification d’islamiste aboutit à une stigmatisation d’une partie importante de la population.

Un petit détour par l’Amérique latine s’impose où, sous plusieurs dictatures, ont prospéré les sinistres escadrons de la mort, exécuteurs de ces régimes qui se réclamaient de la défense de l’Occident chrétien. Rappel instructif au cas particulier, ce modèle de guerre sale a été inspiré par des instructeurs militaires français envoyés dans ces pays pour les faire profiter de leurs expériences au Vietnam et en Algérie. Ce qu’il faut souligner: ce terrorisme d’Etat était commandité par des régimes se réclamant du christianisme. Une journaliste a même fait un lien entre une importante organisation intégriste catholique et ces militaires théoriciens de la guerre contre-révolutionnaire. Un lien? Si une imbrication organisationnelle semble mal établie, le terme peut être retenu au sens qu’il existe des affinités entre ces gens de part et d’autre. En tout cas, le régime du général argentin Videla reste un modèle d’une dictature prétendant défendre l’Occident chrétien, et la sauvagerie de ses méthodes est exemplaire, avec le concours des escadrons de la mort. Pourquoi ne pas les avoir très logiquement appelé des terroristes christianistes, antécédents dans l’horreur des terroristes islamistes d’aujourd’hui? Pourquoi, effectivement, mais cela n’est venu à l’idée de personne. Etrange, et pas vraiment étonnant. Nul doute que dans notre société héritière du christianisme, un surmoi a empêché l’émergence de semblables rapprochements dans les appellations, et nous a protégés de tout amalgame.

Et c’est heureux. Imaginez que les gens d’ici soient venus demander aux pasteurs et curés du coin de les rassurer, de leur garantir qu’ils n’avaient rien à voir avec les escadrons de la mort, à l’instar des assurances que d’aucuns attendent aujourd’hui des musulmans. Ou encore, qu’on l’ait exigé des intégristes ou fondamentalistes d’ici, dont l’esprit rigoriste voire sectaire n’a certes rien d’affriolant, mais de là à… 
Imaginer l’effet destructeur que ces amalgames auraient pu avoir, c’est aussi comprendre à quel point l’usage des approximations terminologiques telles que «terrorisme islamiste» ou «terrorisme djihadiste» doit indisposer les musulmans, qui n’y peuvent mais.

On a laissé courir le quiproquo, permettant à des Freysinger et autres Windisch d’en abuser.

Il faudrait donc changer ce vocabulaire, mais ce n’est pas aisé. Le politiquement correct a mauvaise presse. N’empêche, les autorités, avec leurs armées de communiquants, ont une puissance de prescription langagière. Un exemple chez nous, la centralisation galopante des institutions camouflée par un langage adapté. En remplaçant systématiquement, lors de petites réformes, les termes uniformiser et unifier par le vocable slogan harmoniser, une oligarchie fédérale a fait basculer vers elle nombre de pouvoirs locaux. La Suisse n’abolit pas le fédéralisme et la démocratie de proximité, elle les met au congélateur, en jouant sur les mots.

Les médias, dans ces domaines, sont en général terriblement suiveurs, ce qui n’exclut pas des efforts de clarification, tel le bon vocabulaire destiné aux enfants publié ce jour par le «Matin-Dimanche». Mais lorsqu’ils tentent d’être les initiateurs de prescriptions langagières, ils échouent souvent. On l’a constaté récemment dans le cas de l’EI, pour Etat islamique, cette organisation sanguinaire qui a conquis un territoire mais n’est pas reconnue. L’audiovisuel global s’est efforcé plusieurs semaines de marquer la distance en parlant de l’«Etat islamique autoproclamé», pour finir par comprendre que cet automatisme alambiqué était ridicule et se rabattre faute de mieux sur la formule «organisation Etat islamique», ou la transcription acronyme Daech.

Elle n’a pas été brillante, la démonstration de la RTS. D’ordinaire ce média et pas mal d’autres savent assez bien systématiser des locutions tombées du ciel, qu’elles soient officielles ou porteuses de la mode. Ce qui donne à penser qu’une terminologie moins nuisible qu’islamiste, pour désigner ce terrorisme, devrait être possible, pour autant que tel ou tel prescripteur ait le sens de ses responsabilités.

Courant d’Idées

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