Musulmans en France, il faut renouer le dialogue


«Le droit permet d’attaquer les religions et les pratiques qui leur sont associées, même de manière féroce. Mais il réprime l’injure ou la provocation à la haine à l’égard des croyants». Camille Viennot, maître de conférences à l’université Paris Ouest-Nanterre, pose clairement le débat, après le massacre de “Charlie Hebdo” en janvier et l’attentat terroriste de Copenhague, il y a quelques jours.

PAR MARC SCHINDLER, Alès

C’est vrai, le délit de blasphème n’existe pas en France, même s’il continue toutefois d’exister en Alsace et en Moselle, qui ont hérité du code pénal allemand de 1871.

En France, on peut insulter le Dieu des chrétiens, des Juifs et des musulmans. On peut se moquer du pape, du curé, du pasteur, du rabbin ou de l’iman. On peut même caricaturer Mahomet, sans risque. Cela remonte au Siècle des Lumières et à la Révolution française: il n’existe plus de délit spécifique de blasphème, c’est bien l’ordre social et la tranquillité publique qui sont protégés. Le tout appuyé par l’article 1 de la loi concernant la séparation des Eglises et de l’Etat de 1905, qui stipule que «la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public.» C’est une exception française et l’un des piliers de la laïcité, une des valeurs de la République française.

Si l’on regarde au-delà des frontières de l’Hexagone, le délit de blasphème existe dans 22% des pays, selon une étude du centre américain Pew Research Center. Des lois pénalisant et sanctionnant le blasphème sont appliquées dans 70% des pays en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, dans 18% en Asie, Pacifique et même dans 16% en Europe. En 2011, «près d’un pays sur deux (47 %) dispose de lois ou de politiques qui pénalisent le blasphème (insulte à la religion), l’apostasie (abandon de la foi) ou la diffamation (dénigrement ou critique de certaines religions ou de la religion, en général)».

Dans mon pays, la Suisse, l’article 261bis du Code pénal stipule: «celui qui aura publiquement, par la parole, l’écriture, l’image, le geste, par des voies de fait ou de toute autre manière, abaissé ou discriminé d’une façon qui porte atteinte à la dignité humaine une personne ou un groupe de personnes en raison de leur race, de leur appartenance ethnique ou de leur religion ou qui, pour la même raison, niera, minimisera grossièrement ou cherchera à justifier un génocide ou d’autres crimes contre l’humanité… sera puni de l’emprisonnement ou de l’amende.»

Les thuriféraires de la laïcité à la française, comme l’essayiste Caroline Fourest ou le médecin Patrick Peloux, collaborateur de “Charlie Hebdo”, s’étranglent d’indignation quand on ose suggérer qu’il y a des limites à la liberté d’expression et que les caricatures de Mahomet sont une provocation pour les musulmans. Pour eux, ne plus publier de caricatures de Mahomet, c’est commencer à céder à l’islamisme, à renoncer à porter haut le glorieux flambeau des libertés. Toute concession est considérée comme une trahison de la laïcité. Et pourtant! Bien sûr, la liberté d’expression permet de se moquer de la religion. Mais elle peut se heurter à la liberté de conscience, proclamée par l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789: «Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi.»

Dans le quotidien britannique “The Guardian”, Hugh Muir, exprime une opinion que je partage: «Nous sommes sur un territoire dangereux. La liberté d’expression doit être défendue, mais sans recourir à la provocation pour elle-même… Même après Paris, même après le Danemark, nous devons nous garder de la tentation compréhensible d’être provoquant en publiant ces caricatures, si leur seul but est d’établir que nous pouvons le faire. Avec le droit de libre expression viennent les responsabilités». Attendez avant de hurler à la soumission à la menace terroriste! L’éditorialiste britannique n’est pas un doux rêveur, c’est un réaliste: «il n’y a pas de négociation avec des hommes armés. Si un progrès doit arriver, c’est à travers un dialogue avec des millions de musulmans croyants qui ne pensent jamais au meurtre, mais qui détestent la publication de ces caricatures. Nous ne pouvons pas avoir cette conversation dans un moment et dans un esprit de provocation… l’approche énergique n’est pas nécessairement de faire ce qui est possible, mais de faire ce qui est juste».

Bien sûr, la menace terroriste existe. Il y aura malheureusement d’autres attentats et d’autres victimes. Mais la réponse ne peut pas être seulement policière. Il ne suffit pas, comme le Front national, de dénoncer le «laxisme» de l’Etat et la soumission de l’école et de la société à l’islamisme militant. Il faudra aussi se demander, sans préjuger, pourquoi des jeunes Français, d’origine musulmane, basculent dans le terrorisme contre leurs concitoyens, au nom d’une idéologie de haine et de de peur. Il faut bien sûr condamner les criminels. Mais il faut aussi renouer le dialogue avec les millions de musulmans vivant en France, qui se sentent victimes d’une condamnation de la société.

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Un commentaire à “Musulmans en France, il faut renouer le dialogue”

  1. Yasmine Motarjemi 17 février 2015 at 09:10 #

    Merci pour ce très bon article.

    Personnellement, je pense qu’ il y a un malentendu dans le monde occidental qui mérite d’être décortiqué.

    Dans les affaires de caricatures sur le Prophète Mahomet (Charlie Hebdo, Suède, Danemark), il y deux problèmes.

    Un premier problème est le fait qu’on dessine un personnage illustrant le Prophète, alors que toute illustration du Prophète est pour les musulmans un blasphème. Néanmoins, je crois que même si elle n’aurait pas été appréciée, une illustration innocente et humoristique n’aurait pas engendré une réaction si violente qu’on a vue en France et au Danemark.

    Parmi les pays dit musulmans, il y a eu même des pays (Iran) où le Prophète a été dessiné sans que cela cause de tollé. Des dessins des terroristes comme Ben Laden auraient même été appréciés par certains musulmans.

    Ce qui a déchainé cette réaction violente, c’est le fait que le Prophète Mahomet a été présenté comme un terroriste, puis récemment dans les pires des façons, c.a.d. sur le corps d’un animal qui est considéré par les musulmans pratiquants comme “haram” c.a.d interdit pour des raisons d’hygiène, en d’autres termes “sale”. Avec de telles illustrations, il ne s’agit plus de blasphème mais d’ une attaque à la valeur des milliards de musulmans pacifiques, la pire des insultes qu’on peut leur faire.
    En insultant ainsi le représentant de l’Islam, on provoque des populations de musulmans, même les plus modérées, elles-mêmes horrifiées, ou même victimes, des actions des intégristes dites « islamiques ».

    Dessiner le Prophète Mahomet dans de telles postures est de mettre le feu aux poudres, et je ne peux pas comprendre comment on peut permettre de telles incitations à la violence ? Quand de tels actes sont cautionnés par des gouvernements, ceux-ci sont perçus comme une déclaration de guerre. Certains dirigeants utilisent l’ignorance des gens et manipulent les sentiments pour redorer leur image. Ils porteront une grande responsabilité dans la mort des innocents.

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