Lettre de Lima à un ami lecteur – Feu Kadhafi et les naufragés de la Méditerranée


Pour ce prochain automne 2015, les vignes du Vieux Surco à Lima permettent des vendanges prometteuses.

PAR PIERRE ROTTET, Lima

Surtout pour ma réserve en rouge, blanc et rosé pour l’été prochain. Une trilogie de couleurs qui ne font pas mauvaise figure sur ma table, quand je passe les soirées sur ma terrasse.

Comme tant d’autres étés et automnes vécus à Lima, je fais en ce mois d’avril le plein de soleil avant d’affronter prochainement l’été en Suisse, qui pourrait bien me valoir plus d’eau que de rayons de l’astre. En n’oubliant pas d’observer l’actu. Que déverse quotidiennement TV, quotidiens et autres médias. Depuis le Pérou aussi, rien de celle actualité ne m’échappe. Ou si peu. Faut dire que, hormis quelques petits reportages, textes ou autres plaisirs de la table, lecture, soleil, apéros et balades, je n’ai pas grand chose d’autre à faire.

Comme tout le monde ou presque, je compte les naufrages qui se multiplient en Méditerranée. Avec leur lot de drames. De morts. Alors j’écoute. J’écoute les infos qui me parviennent. Et je compte les mots, les phrases et les piteuses indignations indigestes des politiciens. Surtout, je comptabilise les accommodations des médias, histoire de m’étonner une fois encore à propos de leur facilité à faire preuve d’amnésie. Sur la Libye. Et son récent passé.

Il ne viendrait à personne – à peu de monde près -, de pleurer sur le sort de cette crapule de Kadhafi. Seulement voilà, s’il fallait renverser les salauds à la tête des pays de ce monde, je pense que nous pourrions le faire un peu partout. En bien des lieux en tous cas. On avait déroulé le tapis rouge pour l’homme de Tripoli, avant de venir à bout du régime. On achète aujourd’hui des cercueils. On est loin des discours triomphaliste de Sarkozy et Cameron le 15 septembre 2011, prononcés à Benghazi, 6 mois après les opérations militaires commencées le 19 mars. Les médias français cocoriquotaient pour célébrer la victoire des forces françaises, principalement, aidées en cela par les britanniques et l’Otan du secrétaire général Anders Fogh Rasmussen. Le tout soutenu par Washington.

Quatre ans se sont écoulés. Pour quel résultat? Aujourd’hui, politiciens et journalistes tartinent pour, d’une seule voix, dénoncer les passeurs. Ainsi que la situation «chaotique» vérifiable chaque jour un peu plus dans ce pays sans autorités, divisé, en proie à la haine. A la guerre civile! Chaotique? Un sacré merdier, en réalité. Une guerre de plus, un brûlot supplémentaire. La faute à ceux qui mirent le feu à la mèche, dans l’incapacité qu’ils furent – qu’ils sont – de mesurer les conséquences. Comme ce fut d’ailleurs déjà le cas en Irak, puis en Afghanistan. On apprend décidément rien des erreurs.

Dire qu’on est bien mal barré est peu dire. Constater que la Libye d’aujourd’hui est au bord de l’implosion, comme nombre de pays du monde musulman, de l’Afrique en passant par le Proche-Orient, de la Syrie au Liban, en passant par le Yémen et jusqu’aux abords de l’Inde, est un euphémisme. Une inquiétante réalité. Nul besoin est d’être un expert ou un journaliste proche de l’actualité pour le dire, l’écrire. Encore faut-il oser…

L’autre jour, devant un parterre de journalistes du monde entier, le secrétaire d’Etat américain John Kerry, à propos de la situation au Yémen, en ébullition, faisait remarquer sans rire que les Etats-Unis ne permettront jamais la déstabilisation de la région. Je me suis pincé pour au moins être certain de ce que j’avais entendu. Et doublement: les médias ont rapporté les propos, en omettant de rappeler que les Bush n’avaient pas attendu les rebelles yéménites pour la déstabiliser, cette région.

Décidément, le discours officiel est on ne peut plus docilement relayé par la plupart des médias, en France notamment. Dans une chronique visant à remonter aux causes des drames de la méditerranée, le «Monde diplomatique», sous la plume de Patrick Haimzadeh, ironisait à propos du ton uniforme – ou presque – de cette presse: «Après l’usage des termes binaires «démocratie contre dictature» en 2011, puis «milices contre société civile», ou encore «islamistes contre libéraux», ce choix sémantique découle de l’incapacité — ou du refus — d’appréhender les événements. Il témoigne aussi de l’absence de grille d’analyse tenant compte des identités des acteurs en présence et de la logique rationnelle de leurs stratégies et modes d’action».

Les mêmes médias, français, n’avaient-ils pas imprudemment relayé pour ne pas dire appuyé la campagne menée en février 2011 par Bernard-Henry Lévy, en éclaireur de Sarko, pour préparer l’intervention en Libye, histoire d’accréditer la thèse qu’il y avait urgence à intervenir en Libye? Mais qui s’en est souvenu? A-t-on seulement mis en cause ce personnage sur les conséquences visibles chaque jour à coup de cercueil et de roses jetées à la mer pour les centaines et centaines de naufragés, morts pour causes d’espoir?

Gageons que BHL rêvait de faire de la Syrie une version libyenne, histoire de faire plaisir à ses copains, les proches voisins. Un scénario idéal pour Tel Aviv, qu’aurait constitué la chute d’Assad. Il a bien failli réussir dans son entreprise, BHL, bien discret aujourd’hui sur les implications de son action, dans une Libye aux mains de crapules qui n’ont rien à envier à l’autre, renversé. Plutôt mortellement. Le rêve d’en finir avec Assad a pour l’heure échoué. Il est vrai qu’on ne peut réussir à tous les coups, après l’Irak de Saddam, l’Afghanistan, Kadhafi, Morsi en Egypte…

Aujourd’hui, pour en revenir au drame de la Méditerranée, des bateaux de la mort partent chaque jour de cette Libye, livrée clé en main aux islamistes radicaux, à la guerre civile. La France et ses alliés pensaient avoir nettoyé cette terre du tyran. Alors que, ce faisant, ils creusaient le terreau des jihadistes, des «armées de l’islam», en posant l’allumette pour l’embrasement incontrôlable et incontrôlé de la Libye. Ce qui était à prévoir. Sauf pour les stratèges responsables de cet état de fait. Une habitude devenue décidément fâcheuse depuis une quinzaine d’années. Et plus. Bien plus! Mais c’est là une autre histoire.

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