De la rentabilité du moine et de celle… du journaliste


La question n’est pas de savoir si la presse PEUT être rentable mais si elle DOIT l’être. La réponse est clairement NON.

PAR CHRISTIAN CAMPICHE

Journaliste à la rubrique économique de la «Gazette burgonde», Lorelei Cacciagialli préside également la société des rédacteurs du quotidien «d’audience jurassienne et alpine». C’est en cette qualité qu’elle reçut en primeur un courriel de la direction l’informant de la venue prochaine, dans les locaux du titre, de deux membres du cabinet de conseil Silverson & Co. «Nous vous prions de faire passer le message à l’ensemble de la rédaction. Il s’agit de réserver un bon accueil à ces spécialistes qui vont travailler à la pérennité de l’entreprise. Notre journal n’est pas dans les chiffres rouges mais, comme vous le savez, son nouveau propriétaire est coté en bourse. Ses actionnaires exigent une rentabilité de 15 à 20%.»

Le sang de Lorelei Cacciagialli ne fit qu’un tour. Elle convoqua une assemblée des rédacteurs, laquelle pondit dare-dare une prise de position déplorant la communication lacunaire et la politique du fait accompli. Les journalistes n’avaient pas été consultés, ils s’inquiétaient des conséquences probables sur l’emploi. «L’enjeu est rien moins que le maintien de la qualité de l’information. Or celle-ci dépend d’un nombre suffisant de journalistes. De la même manière qu’il serait aberrant de tenter de mesurer l’efficacité des occupants d’un monastère, il serait vain de soumettre à la calculette le rendement des membres de la rédaction d’un journal», insistaient les signataires.

Ironie du sort, Lorelei Cacciagialli avait signé quelques jours plus tôt un petit pamphlet en forme de nouvelle critiquant les excès de la mondialisation. Elle le joignit au message envoyé à la direction. «Ce jour-là le ciel était tombé sur la tête du moine confesseur de l’Abbaye de Châtel-les-Anges. Le supérieur de la congrégation l’avait convoqué pour lui annoncer: «Voyez-vous, mon pauvre Bernard, j’ai fait appel à un cabinet d’audit. Il est arrivé à la conclusion que votre fonction est superflue. Celle des autres occupants du convent aussi, d’ailleurs. Prier ne rapporte rien. Nous vivons dans un monde globalisé où pour survivre, il faut être rentable. Pour tout vous dire, nous allons fermer la maison».

La réaction ne se fit pas attendre. Le président du journal se pointa à la rédaction en compagnie du rédacteur en chef et de deux personnages cravatés en chemise blanche à manches courtes, les auditeurs. Il réaffirma l’intention de la direction de mener l’opération tambour battant. Les journalistes qui n’étaient pas contents pouvaient s’en aller. La profession n’offrait plus beaucoup de places, il est vrai, mais ils pouvaient toujours bifurquer vers la com’, «ça paie bien!» Lorelei Cacciagialli se leva, tenant entre ses mains un livre écrit par deux confrères. Elle commença à lire: «Aujourd’hui dans les entreprises médiatiques prime une mentalité d’investisseurs. La mission traditionnelle de la presse s’efface au profit d’activités plus rentables comme le divertissement. L’envers du décor est que la démocratie dont l’information constitue le terreau n’y trouve pas son compte. L’info popcorn dans les médias mène tout droit aux manipulateurs.»

Le directeur l’interrompit: «Merci Lorelei mais la journaliste économique que vous êtes me déçoit. Avez-vous vu la chute de nos recettes de publicité, l’an passé?». Sur ce il partit, laissant sur place les inspecteurs. Tandis que l’un d’eux comptait le nombre de chaises et d’ordinateurs, l’autre se planta devant Jean Tamane, le titulaire de la rubrique culturelle. «Vous écrivez un papier pour demain? Non? Ah, pour le supplément du week-end! Tamane lui expliqua qu’il s’agissait de la critique d’un roman, «Ralph ou la métrite des équidés». Il l’avait lu pendant la nuit en se tenant éveillé à coup de whisky. Enfin, plus encore qu’une recension au sens classique, il rédigeait un libelle s’inspirant du fait divers qui avait animé l’actualité des derniers jours, le sms érotique d’un député connu adressé par erreur à la conseillère fédérale en charge de l’agriculture.

L’auditeur blêmit, annota une croix en rouge sur son carnet et se dirigea vers le bureau du responsable de la rubrique internationale, Fredéric Loqueur. Ce dernier mettait la dernière touche à son éditorial du lendemain, consacré à la guerre au Pantoufistan. «Je peux lire?» demanda l’inspecteur. L’auteur y relevait l’enjeu non déclaré du conflit, la mainmise sur les ressources pétrolières par une coalition de puissances. «Hmmh, marmonna l’auditeur, le journal «20 Secondes» consacre tous les jours sa Une à une vedette de la téléréalité, c’est politiquement passe-partout et ça cartonne en termes de pub».

Trois mois plus tard, le duo remit son rapport. Vingt journalistes, 20% de la rédaction, reçurent leur lettre de congé. Lorelei Cacciagialli, Frédéric Loqueur et Jean Tamane figuraient dans la charrette.

Article paru dans “CultureEnjeu” .

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3 commmentaires à “De la rentabilité du moine et de celle… du journaliste”

  1. Claudine Girod 19 mai 2015 at 11:25 #

    Bravo

  2. Pierre-Henri Heizmann 19 mai 2015 at 11:27 #

    Qu’il est difficile de traiter avec humour et légèreté un sujet aussi lourd et grave, mais vous le faites si bien. Merci!

  3. Jérôme Cachin 19 mai 2015 at 11:28 #

    Jean Tamane, ça me dit quelque chose…

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