L’aventure solitaire à motocyclette autour de la Méditerranée d’un jeune Vaudois en 1959


 Que l’on me pardonne pour une fois un préambule un peu personnel…

PAR PIERRE JEANNERET

François Gillard fut mon capitaine en 1966 alors que j’étais sous-off. J’avais gardé le souvenir d’un officier intelligent, calme et humain. Discret et modeste, il nous avait vaguement parlé de son tour de la Méditerranée à moto. Qui aurait vu, chez ce placide fumeur de pipe, un aventurier, au meilleur sens du terme? Car c’est là d’une véritable aventure dont il s’agit. Il vient d’en coucher le récit par écrit. Sans doute n’avons-nous pas devant nous le Nicolas Bouvier du XXIe siècle. On relèvera ici ou là quelques maladresses de style. Mais qu’importe. Le texte est vivant, intéressant de bout en bout, l’attention du lecteur est constamment relancée par des anecdotes.

L’auteur, à raison, n’a pas voulu actualiser son récit. Celui-ci est d’ailleurs en partie repris des articles que l’auteur avait fait paraître, tout au long de son périple, dans le modeste “Messager des Alpes”  d’Aigle. Nous nous retrouvons donc en 1959 dans la Libye du roi Idriss Ier, devant le barrage d’Assouan en pleine construction, en Bulgarie communiste. Un monde et une Suisse d’il y a presque soixante ans, sans cartes bancaires, sans portables ni Internet bien sûr, ce qui contribuait à faire du voyage l’aventure qu’il a presque cessé d’être aujourd’hui.

En revanche les paysages, souvent, n’ont eux pas changé et l’auteur en fait de belles descriptions. A vingt-deux ans, le 3 juin 1959, le jeune Chablaisien quitte Aigle sur sa moto, se promettant de faire le tour de «Mare Nostrum»: 26’000 km en 122 jours… dans les conditions routières de l’époque, ne l’oublions pas. Il a accompli son école de recrues, dont certains enseignements lui auront été sans doute utiles. Il montera d’ailleurs ultérieurement en grade jusqu’à celui de major. C’est un patriote qui manifestement aime son pays, mais sans rester étroitement borné aux horizons et à l’état d’esprit de celui-ci. Il arbore fièrement un drapeau suisse sur son véhicule.

Cela n’empêchera pas François Gillard de montrer beaucoup d’ouverture envers les populations qu’il rencontrera. L’Espagne qu’il traverse est alors en pleine progression économique, malgré le franquisme. Certes, la conscience politique du jeune homme est alors assez peu développée: quand il admire la Valle de los Caidos, il ne voit pas que seuls les victimes du camp nationaliste y reposent. C’est au Portugal, encore sous le régime obscurantiste de Salazar, qu’il rencontre la véritable misère et ressent l’oppression dictatoriale éprouvée avec crainte par les habitants. Puis le voilà en Afrique du Nord. Au Maroc, tout se passe bien. Impossible en revanche de traverser l’Algérie. Gillard devra revenir à Marseille pour s’embarquer vers une Tunisie fière de sa récente indépendance. Tout cela avec des moyens financiers extrêmement limités. Il ne mange pas tous les jours, privilégiant le ravitaillement de sa moto! C’est en Libye que commence la vraie aventure, au long de routes ou de pistes à travers le désert. On y trouve encore beaucoup de ferraille sur le sol, rappel des durs combats entre Britanniques et Germano-italiens. Et aussi des souvenirs de l’Ente Colonizzazione Lybia créée par Mussolini: de belles fermes à l’abandon, versant positif d’une occupation italienne qui fut marquée aussi par sa brutale répression.

Quant aux tribus locales, elles ne sont pas sans inquiéter souvent le voyageur téméraire. En Egypte, ce dernier voit le barrage d’Assouan et le canal de Suez, objets d’un légitime sentiment patriotique de la part des habitants, celui-ci étant sans cesse galvanisé par les discours du Raïs diffusés à la radio. C’est avec nostalgie et tristesse qu’on lit les descriptions du Liban et de la Syrie, tels que j’ai encore pu les voir moi-même «sac au dos» en 1972 et bien plus tard. Que reste-t-il par exemple de l’extraordinaire bazar d’Alep? En Turquie, Gillard traverse la Cappadoce et ses paysages lunaires, alors très peu touristiques. Une anecdote montre la grande fierté nationale des Turcs: on reproche implicitement au voyageur le fait que son drapeau suisse flotte plus haut que celui, au Croissant et à l’Etoile, du pays!

Le retour se fait à travers une Bulgarie très soviétisée. C’est curieusement là, dans ce pays réputé alors très méfiant et fermé, que le baroudeur lie ses meilleurs contacts, ainsi qu’en Yougoslavie. Traversant la Grèce et l’Italie, François Gillard retrouve la Suisse le 3 octobre 1959. Il a réussi son pari.

En bref, quels intérêts trouve-t-on dans ce récit sans prétention? D’abord l’aventure individuelle d’un homme qui, à un moment de sa vie, a su se dépasser. Ensuite l’évocation d’un monde politique et social disparu. Enfin l’évocation de rencontres humaines, de villes, de sites archéologiques et de paysages, illustrés dans le livre par quelques photographies… évidemment prises sur support argentique.

François Gillard, Mare Nostrum, 1959. Tour de la Méditerranée en solitaire sur une motocyclette, Sainte-Croix: Ed. Mon Village, 2014, 173 p.

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