Corps conscient


Tôt le matin.

PAR SIMA  DAKKUS RASSOUL

On était aux heures indécises où le lien est ténu entre le rêve et le réveil. Et que les brumes de l’hiver rendent encore plus cotonneuse la perception de la réalité.

Elle s’installa dans un train quelque part dans une ville d’altitude avec de la neige qui tient dans les rues pratiquement tout l’hiver. C’est dimanche. Elle porte encore en elle des voix, la sienne baignée dans celles du choeur. Soudain, elle tourne la tête, car il lui semblait entendre les chants du soir d’avant. Comme sortis d’une oreillette. Non, elle se trompait. En souriant, elle s’imagine que les sons lui étaient restés à l’intérieur de l’oreille et qu’ils surgissaient à l’improviste dans le silence du wagon.

Elle bougea sur son siège tant qu’elle n’avait pas trouvé une sensation de confort et de chaleur. Elle dessina sans y penser de vagues signes sur les vitres couvertes de givre. Il y avait peu de voyageurs dans le train régional.

Devant elle, elle remarqua un compartiment avec trois jeunes hommes en civil dont les armes indiquaient que c’était des recrues ou des soldats. Elle s’attendrit devant ces jeunes vies. D’une oreille distraite, elle se laissa bercer par le bruit de leur conversation. Sans trier ou réagir en pensée à ce qu’ils disaient. C’étaient plutôt des voix qui la traversaient, sans retenir son attention. Rien de particulier, des discussions banales et des préoccupations qui ne l’étaient pas moins.

Elle observa une enfant qui se promenait dans le couloir du compartiment comme on explore le monde. Les enfants abordent le sol comme une conquête infinie et avec précaution. Un pied devant l’autre.

Depuis qu’elle avait déposé ses plaques de voiture, à la fin du siècle dernier, pour des raisons de qualité de vie et d’adéquation à ses moyens, le train était devenu son moyen de locomotion. Elle ne l’avait jamais regretté. Il était possible d’y réfléchir ou de se préparer à ce qui deviendrait un projet ou une idée à creuser. Rêver, peut-être, ce temps silencieux si nécessaire pour la création, suspect dans la société compulsivement productiviste.

Elle réalisa que le train ralentissait. Et les trois jeunes hommes en face d’elle s’étaient levés pour revêtir leurs manteaux. Grande rêveuse, il lui fallut un moment pour sortir de sa coquille. L’idée d’affronter le froid y était sans doute pour quelque chose. Enfin, elle enfila son manteau avec un lent mouvement, dû sans doute à un réveil trop matinal. Elle eut juste le temps de lever la tête et faillit tomber à la renverse: le canon d’une arme lui faisait face. Était-ce un rêve? Elle avait beaucoup d’imagination, il est vrai. Non, c’était bien une arme qui était pointée sur elle. Elle écarquilla les yeux. La situation était bien réelle. Le jeune homme qui tenait son arme face à elle n’avait même pas conscience de son geste, lui tournait simplement le dos. Il ne sentait pas ce que la situation avait de menaçant et d’anormal. Elle n’eut jamais l’occasion de rencontrer son regard. Le souffle lui manqua pour lui parler.

Elle avait mis le doigt sur quelque chose de plus important que de se mettre tout de suite à une réaction construite. Elle plaignait profondément ce jeune homme issu de notre éducation tronquée. Une lacune dont les vrais responsables n’avaient aucune idée. Tenir une arme demandait une conscience éveillée, une initiation à ce qu’être soldat impliquait. C’est une responsabilité de porter une arme. Cela signifiait se préparer à affronter un ennemi potentiel, inconnu. Les armes, fussent-elles citoyennes, n’étaient pas des jouets.

Elle surmonta le choc avec difficulté et atterrit dans la réalité, hallucinée par l’émotion inédite et démesurée qu’elle venait de vivre. Elle venait de réaliser ce que pouvaient ressentir concrètement les humains des pays en guerre. Les yeux apeurés et pleins de larmes des enfants de la guerre en disent long sur la terreur que les armes en action provoquent. Elle venait soudain de saisir un fil dans l’écheveau complexe qui mène à la violence et le chemin qui la banalise. Larmes de crocodile contre la violence et pas de remèdes éducatifs. Effrayant!

Un point aveugle présent dans l’éducation de la sensibilité et de l’énergie corporelle d’un monde surdéveloppés techniquement qui, en revanche, a perdu la trace de l’humain. Et les humains finissent par oublier la sensibilité de leur dos, la sensation de leur corps qui est un éveil de l’instinct, début rendant possible la prise de conscience. Et on flatte la violence foncière tout en occultant inconsciemment les causes et en punissant les formes particulières qu’elle prend.

Des images de violences l’assaillirent, ingrédient incontournable du divertissement contemporain, allant de l’incivilité verbale à l’indifférence corporelle qui piétine l’autre ou, pire même, jouit de sa souffrance et le tue. Trop tôt, la mémoire de nos enfants se meuble d’une banque d’images pleines de cruauté. Promotion de la violence – argument de vente ou sa prétendue dénonciation -, en la représentant de manière brute, sans perspective critique? Elle claqua avec colère cet album virtuel d’horreurs réelles qui polluent les esprits. Elle se tourna vers les futures fleurs qui se préparaient à orner son jardin dès le printemps.

21 novembre 2016.

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