Quand des Suisses au chômage devaient s’expatrier en Aquitaine


Dans un très beau livre, Madeleine Knecht-Zimmermann raconte sa jeunesse à Agen.

PAR PIERRE JEANNERET

Depuis plusieurs années, Madeleine Knecht-Zimmermann, qui fut enseignante de français au Gymnase, poursuit l’écriture d’une passionnante saga familiale. L’intérêt de celle-ci est d’être toujours située dans un cadre géographique et surtout social.

“Le Cordonnier de Sainte-Croix” racontait la vie de son grand-père, artisan d’origine allemande, membre de la société ouvrière et socialisante du Grütli. “Pour une ombrelle et des gants” retraçait le destin de sa grand-tante Caroline Zimmermann, émigrée successivement en Russie tsariste, en Grande-Bretagne, au Canada puis aux Etats-Unis. Olga était centré sur la vie d’une tante, issue d’un milieu très pauvre du Seeland bernois. Elle s’affirmera comme une femme libre et cultivée, amie d’artistes célèbres.

“Cathala: L’auberge de ma mère”, son dernier livre, est plus intime, puisque l’écrivain y raconte son enfance et son adolescence à Agen, en Lot-et-Garonne. Disons d’emblée que cet opus est magnifique, écrit dans une langue élégante, ciselée, mais sans effets gratuits ni «littérature», au mauvais sens du terme. L’auteur excelle à rendre les paysages. Elle est sensible à la nature, aux arbres, aux fleurs, aux cris des petits mammifères et des oiseaux nocturnes. Les scènes liées aux grandes crues de la Garonne et aux catastrophes qu’elles provoquent sont de véritables moments de bravoure littéraires et peuvent être comparées au récit “L’Inondation” de Zola ! On appréciera aussi l’attention que Madeleine Knecht porte aux nourritures si savoureuses de la région, où les volailles et leurs dérivés (foie gras, confits, gésiers, galettes au sang et aux épices…) sont rois. Il y a dans ces pages quelque chose de rabelaisien.

L’auteur brosse un portrait à la fois tendre et distancié de ses parents. Sa mère était une personne timide, anxieuse, se reprochant toujours sa présence d’étrangère en France. Comme cela résonne, à l’envers, avec la situation de nombre d’immigrés chez nous! Ne parlant que le dialecte bernois, elle est d’abord complètement perdue dans ce Sud-Ouest à la langue et aux mœurs si différentes. Puis, peu à peu, elle va établir des contacts humains. C’est aussi la bonne fée de Cathala, nom de la grande maison échue en prêt au pasteur Zimmermann et à sa famille. Elle y accueille pour le repas ou le coucher voyageurs et indigents. Dans des pages à l’atmosphère très proustienne, l’auteur fait renaître cette maison et son enfance à travers les odeurs. Quant au père, pasteur de l’église protestante méthodiste, c’est un homme bon, ouvert, tolérant. Il va tisser des liens entre ces expatriés souvent isolés et créer entre eux un réseau fraternel d’entraide. C’est lui aussi qui, contre l’avis de son épouse – hostile aux livres «qui ne servent à rien» et désolée que la jeune Madeleine ne sache pas tricoter des chaussettes – pousse celle-ci à entreprendre des études.

Mais au-delà de ces fortes descriptions du pays gascon et de l’évocation d’une jeunesse somme toute heureuse, le livre présente un réel intérêt sociologique, voire ethnographique. Si le pasteur Zimmermann arrive avec sa famille à Agen en 1946, c’est qu’il y a dans cette région une forte communauté suisse émigrée, dont il sera le berger. On parle de 3000 personnes. Pour le comprendre, il faut remonter aux lendemains de la Première Guerre mondiale. Au début des années vingt règne dans notre pays une grave crise industrielle, qui génère un nombre élevé de chômeurs. Pour se débarrasser de ceux-ci, la Confédération et leurs communes d’origine leur donnent un peu d’argent s’ils vont s’établir dans ce Sud-Ouest dépeuplé et où de nombreuses terres sont délaissées, pour des raisons bien expliquées dans le livre. Des centaines de Suisses, dont une majorité de Vaudois et de Bernois (ne parlant souvent que le dialecte), et souvent sans aucune expérience de l’agriculture, vont donc tenter leur chance. Il y aura certes des réussites sociales, mais aussi beaucoup d’échecs, de dettes, de pauvreté, d’amertume. C’est cette histoire méconnue que Madeleine Knecht nous narre, à travers de nombreux destins individuels souvent poignants.

Dès lors, ce récit entre en résonance avec des problématiques actuelles. A l’heure où la Suisse se ferme, se calfeutre, où il faut gérer les conséquences d’une initiative UDC absurde, il est bon de se rappeler que de nombreux Suisses, à plusieurs époques de notre histoire, furent des migrants économiques !

“Cathala: L’auberge de ma mère”, par Madeleine Knecht-Zimmermann. L’Aire, 2016, 237 p. (les œuvres précédentes de l’auteur ont paru chez le même éditeur).


Gauchebdo

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