L’Âne à Lise – Une nouvelle de Hans Peter Gansner


« La vie est dure à porter: mais n’ayez donc pas l’air si tendre ! Nous sommes tous des ânes et des ânesses chargés de fardeaux. »
(F. Nietzsche, Ânsi parla Zarathustra)

I.
À l’époque, les anciens s’en souviennent encore, l’anisette faisait des ravages dans nos campagnes; depuis quelque temps, c’est l’âne…
D’abord, il n’y en eut qu’un.
Un, seul.
C’était au printemps.
C’était l’âne à Lise, Grisgris, de son nom de baptême.
Mais, seul sur son pâturage, il s’ennuyait terriblement.
– Î-Â, braillait-il tristement.
Mais qu’est-ce que vous voulez qu’il fasse autrement? De toute façon pas comme miaou comme Patapouf, la chatte du voisin! Parce qu’un âne qui miaule, ça serait comme un mouton à 5 pattes, et des moutons à 5 pattes, il y en a déjà beaucoup, chez nous, connus comme des “chiens rouges”, disait mon grand-père, un des premiers socialistes dans la région, à l’époque où ils étaient encore mal vus, les “rouges”.
Mais revenons à notre problème d’âne. Car, en été, il y en eut, rataplan ! deux, car Lise, par pitié, lui mit une compagne, Grisette. Ah, qu’elle était jolie, ah qu’elle était douce – et les oeillades qu’elle lui faisait, à Grisgris, je vous n’en dis pas, plus grosses que les filles dans le Vœux Port de Marseille à la tombée de la nuit…
Mais ça le détraquait, notre Grisgris, il en devenait fou, car l’ânesse était trop haute pour lui! Personne ne savait d’où ils venaient, où Lise était allé les chercher, ces deux-là! Et il faut dire, comme souvent chez les femmes : elle souffrait d’un léger manque d’appréciation concernant les dimensions…
Mais bref, au cours des années, ils se multipliaient quand même, miraculeusement. À la fin d’une ribambelle d’années, les jeunes ânes ponctuaient le paysage vert entre Cocugnâne et Pipignâne d’une multitude de points, noirs, gris et ocres, tellement ils se reproduisaient, bon âne, mal âne.
Ce fut une série de beaux étés, les derniers véritables étés au début du 21e siècle, avant les profonds changements climatiques que nous avons connus depuis et qui ont transformé nos hivers en glacières et nos étés en hiver. S’en suivit un réchauffement général au cours d’un siècle pour lequel André Malraux déjà avait annoncé qu’il serait spirituel ou qu’il ne serait pas du tout.
C’est ainsi que cet animal presque disparu fit sa réapparition à la plus grande joie des populations des deux Savoies et du Piémont, animal vraiment spirituel, lui, comme on ne finit pas de nous rabattre les longues oreilles, contrairement à nous qui ne finissons pas de «rouspetter à la place de respetter» ces âneries. En effet, l’âne, “asinus communis” pour les scientifiques (à ne pas condondre avec un « annus horeibiles » que seul le Vatican peut décréter), revenait en force dans les vallées et les collines de la Maurienne et de la Tarantaise, et ces animaux doux commencèrent également à brouter sur les bords de l’Arve et du Lac Lémâne.
Les ânés, qui se souviennent de l’anisette, se souviennent également très bien de l’époque où l’âne peuplait les vallées et les villages, et ils se réjouissent du retour d’un compagnâne de leur enfance. Et last but not least, l’âne était un trait d’union entre Genève et la Savoie, car en pleine période de calvinisme, St-François de Sales avait, au plus grand étonnement des puritânistes qui comptaient leurs sous derrière leurs volets fermés, traversé en philosophe et tout cool le pont de l’Arve au milieu de la Rome protestânte… à dos d’âne.
C’est pour cette raison que par exemple que le Père Barthélémy qui assurait le sacerdoce de Cocugnâne et de Pipignâne se réjouissait beaucoup de la popularité de cette sublime création biblique auréolé par la lumière de l’étoile au dessus de la crèche et il ne manquait pas une occasion dans un sermon de se pencher sur le sujet qui passionnait aussi bien les jeunes et les vieux.
D’ailleurs, du point de vue psych-ân-alytique, le comportement de l’âne correspond exactement à celui de habitant de la région: c’est un être merveilleux qui a un sacré caractère et il dit souvent : « J’en veux faire à ma tête. – Il le fait, et fait bien », comme dit le grand Jean de La Fontâne dans la fable Le Meunier, son Fils et l’Âne.

II.
C’était l’entreprise bouchère & charcutière industrielle Géberte & Fils, originaire de Berne, implantée à Genève dans le quartier de l’Âne-Boucherie, qui avait imaginé cette réintroduction en Haute-Savoie: le père, parce qu’il adorait manger depuis toujours le véritable saucisson d’âne de plus en plus rare dans les boucheries de la région; le jeune, parce qu’il avait offert à ses enfants un âne pour Noël, tout en ayant une petite arrière idée dans son crâne carré de gros Bernois, naturalisé Genevois déjà depuis trois générations, comme il n’arrêtait pas d’insister avec sa grosse voix de stentor.
L’enthousiasme fut tel que tous les enfants de Cocugnâne et Pipignâne désirèrent un tel animal pour les prochaines fêtes: fini les ail-phones et la vidéotie des jeux sur écran. Que nenni, maintenant c’était: “Pour Noël, je veux mon âne, ou rien du tout! Sinon je vais péter un plomb!”
Mais peu de temps après, les nuisances causées par l’existence seulement en apparence douce de cet être sublime amenèrent des protestations. Ca sentait le caca, la quantité et même la dimension des mouches prenaient des formes apocalyptiques, et ça braillait à tue tête jour et nuit comme si on égorgeait des bœufs ou si on effarouchait des tonnes de vierges dans les prés …
Les enfants paniquaient et faisaient des cauchemars horribles, et les adultes ne trouvaient plus leur 8 heures de sommeil syndicalement garanties dont ils avaient besoin pour joindre les deux bouts et ne pas être obligés de tirer le diable par la queue.
Seulement les ânes agitaient la leur sans aucun regret ni souci. Mais par-ci, par-là on vit apparaître des slogans du genre: “À bas les ânes!” Et l’organisation anti-ânistes (attackâne) qui sentait le vent en poupe décerna pour la première fois un prix pour l’ “asinus horribilis”: le premier à qui cette décoration prestigieuse fut décernée, fut naturellement M. Géberte, père : mais il arriva ingénieusement à pervertir l’attaque en tenant un discours dans lequel il blâma les sentiments anti-ânes. Il accusa même les critiques de l’âne de racistes et d’inhumânes.
La confusiâne arriva à son comble!
Car les ânistes, eux, ne restèrent pas les oreilles dans les poches: ils fondèrent en grandes pompes à l’Hôtel des Oreilles Longues à Cocugnâne et Pipignâne le Parti Unique des Ânistes (PUA) lequel remporta un grand succès aux élections municipales, ce qui l’amena déjà à lorgner le pouvoir central, voire absolu! Ente temps, les membres de ce parti s’adonnaient corps et âne à la réintroductiâne de cet ânimal.
L’âne à Lise, l’épouse de Steph l’âne, vice-présidente de l’association, fut couronné plusieurs fois lors du fameux Salâne de l’Agriculture, les paysânes furent unanâmes: cet exemplaire particulièrement beau de cette nouvelle race d’animaux fétiches obtint en effet la médaille d’or des propres mains du président de la régiâne Rhâne-Alpes; même de Lôsâne, capitale des ânes, les félicitations affluèrent à ces occasiânes.
Les associatiânes à but non lucratif pour la promotiâne du patrimoâne ânimalier pullulaient: finalement, plusieurs circonscriptânes électorales furent raflées par les ânistes purs et durs…
La lutte entre les deux camps étant longue et éprouvante, une petite majorité du PUA décida un beau jour de printemps, quand les I-I-I-A-A-A’s!!!! perçaient l’air embaumé de la colline, de proclamer la République Indépendante Ânière, gouvernée par le PUA, et se fit accréditer à l’ONU sous le sigle de PIA-PUA avec un drapeau gris-brun-noir!
Le mouvement d’opposition “À bas les ânes!” fut écrasé et les critiques du MCÂ (Mouvement Contres les Ânes) interdits de publication; seulement quelques petites poches de résistânces contre le MCÂ purent se maintenir vers le sommet des Voirânes, notamment chez les Grândes-Sœurs qui préféraient le Silence à tout ce brouhaha…
On voit que quand il y a des ânes, il y a tout de suite de l’ânimosité entre les humânoïdes.
Mais dans le sillage du succès politique, une nouvelle religion fut fondée, certains, dans d’autres contrées, où l’âne n’avait pas encore réussi sa percée fulgurante, dirent avec mépris: une secte. Cette religion, appelée la “Religiâne”, était basée sur la théorie des “âmes subliminales”, c’est à dire que le salut se trouvait flottant entre mulet et cheval.
C’est à dire, exactement au niveau de l’âne.
“Extra asinum nulla salus”, fut tagué une nuit sans lune sur le fronton du Vaticâne: mais le nouveau Pape, qui avait de l’humour, n’en affichait qu’un sourire indulgent et le lendemain, le tag avait disparu ni vu ni connu.

III.
Une asinerie après l’autre virent le jour, et toutes étaient florissantes: les enfants raffolaient de ces “animaux sublimes”, comme disait le directeur de la plus grande asinerie de la région, dont l’épouse, emportée de temps en temps par les muses, quand son mari s’occupait des bêtes dans les étables et sur les champs, était à ses heures aussi poétesse. Elle écrivit un hymne à l’âne, intitulé “L’Âne Immortel” qui fut malheureusement plagié par un écrivain professionnel et il s’en suivit un procès qui durera probablement jusqu’à la fin des temps, parce que des procès, il en aura tant que des ânes existent qui croient encore à la Justice ici-bas…
Entre temps, la capitale de la Haute-Savoie fut rebaptisée de son ancien nom “Ânecy”, et les Âneciens et les Âneciennes en sont fort contents d’avoir retrouvé leurs coutûmes ânecestrales.
À Ânemasse, une nouvelle télévision privée fut fondée: la Télévisiâne, qui se consacre uniquement à des nouvelles, débats et documânetaires liés à ce sujet devenu presque sacré!
Eux, ils ne sont pas têtus! répondit fièrement M. Gébertee à un journaliste quelque peu critique de la télévisiâne: mais ils réfléchissent avant chaque pas, eux…! Et il ajouta: Malheureusement, on ne peut pas le dire de tous les journalistes qui, parfois, publient n’importe quoi.
Et le journaliste rentra les grandes oreilles coupées…
Dans certânes localités, la dânesité d’ânes atteignit un tel degré que des Ambulânces devaient être installées: la nuit, les populations, réveillées et angoissées par les cris longs et en cascades des ânes, affluaient et demandaient des boules “Quiès” à la pelle: surtout des enfants qui faisaient des cauchemars en croyant que des gens dans leur entourage étaient en train d’agoniser ou de suffoquer….
Et des gens avec des difficultés cardiaques tombaient dans les pommes de leur verger ou de leur échelle en travaillant sur les chantiers, le moment où les ânes faisaient monter leurs gargouillements pour pousser finalement triomphalement leurs cris effrayants…
Il y a eut même des carânebolages, ensuite, et un service de peramânece devait être créé: un véritable dépânnage, qui fonctânnait jour et nuit…
En été, ça allait encore: l’âne était un joujou préféré des empfants, aussi bien des morveux qui se lassaient de tous les jouets électriques et électroniques qu’ils avaient reçus pour Noël peu de temps et dont ils avaient disséminer les composantes métalliques ou en plastique sur les prés où les vaches les bouffaient et mouraient dans des conditions horribles, mais également des filles qui n’arrivaient pas à la hauteur d’un dos de cheval et qui caressaient contre toute évidence du budget de leurs parents le rêve de la fière cavalière à la Romy Schneider incarnant si bravement la mélancolique Sissi chevauchant sur les clairières de sa verte Bavière cultivant ses rêves de liberté…
Mais en hiver, c’était la catastrophe. Les ânes, par tous les temps, même quand il faisait un froid à ne pas mettre un douanier dehors, braillaient tellement misérablement qu’on aurait cru entendre le chœur des esclaves de l’opéra de Nabucco de Giuseppe Verdi, pardì !

IV.
Heureusement, un vieux suisse allemâne, un peu écrivâne sur les bords, habitânt au bord du Lac lémân, Köbi Schlaeppi, écrivit cette chronique charnelle et charnière sur l’âne immortel: dans les ânales de la région, cette « période charnelle » de l’Histoire des Savoie fut appelée par l’éminent historien Pascal Pichonnet, professeur émérite de l’Âniversité de Genève: “L’époque ânimalière”. Mais le vieux Schlaeppi ne s’arrêta pas là : il fit venir sa filleule Sucraetia de Tavânasa, des Grisons, et avec le label d’un lait de bain appelé « Sucrétia, la Grisonne, véritable bain de jouvance », il lançait sur le marché des produits de la beauté un flacon de lait d’ânesse en forme d’une belle et longue oreille, Le nouveau produit fut un tabac et eut un succès immédiat. Un clip sur TV Mon-Âne, qui montrait l’appétissante Sucrétia, surnommée la «Cléopatre des Crevasses glacières», se vautrer, vêtue uniquement par deux longues oreilles d’âne à la place des oreilles de lapine des fameux Playboy-Mates, le corps rutilant comme de l’ambre à peine couvert d’une fine couche de lait blanc dans une fontaine taillée en bois devant un chalet d’alpage en Haute-Savoie faisait carrément exploser l’audimat. Et même au Salon de l’Agriculture à Paris, le Président de la République ne pouvait résister à flairer le dos de la main droite de la belle des alpages, reines entourées de Reines. En fait, les élections de Miss Haute-Savoie risquaient de tourner en combat de Reines entre les belles autochtones qui contestaient le titre qui fut acquis par la fille grisonne en la déclarant comme une outsider qui leur faisait de la concurrence déloyale.
Le jury trouvait la solution, digne de la sagesse de Salomon, de couper la poire en deux et de couronner deux Miss ex aequo, suite à quoi les deux divas ressemblaient un peu aux deux demoiselles entrelacées au Jardin anglais pour symboliser la Combourgeoisie entre Genève et la Suisse.
Et tout finit bien: on construisait des petits étables pour l’hiver où l’animal était à l’abri, et les associations pour la protection des animaux en furent contentes. L’homme vivait en paix avec l’âne, et dans toute la région chacun possédait son âne personnalisé et sa Miss préférée. La paix régnait dans les vallées et le temps semblait suspendre son vol, comme dit le poète Alphonse de Lamartine, pour un instant de recueillement…

V.
Mais un beau jour de printemps, un lama lorgna d’un œil entrepreneur par-dessus les collines. Alors, ni vu ni connu, la multinationâne ânimalière, le Consortiâne Géberte SA, se lançait du coq à l’âne dans la commercialisatiâne des lamas. Puis, un professeur de l’université de Chânonix s’asseyant, ou plutôt s’appuyant sur moult preuves paléântologiques, prouva irréfutablement qu’avant la dernière glaciation déjà, le lama avait paisiblement brouté dans les altitudes des deux Savoie et que l’âne, en fait, était un “envahisseur” postérieur, la vache! Ce jour-là, tout le monde se mit aussitôt à la relecture des vers d’un certain Lamar-Tine
L’effet fut dévastateur ! Mais l’âne à Lise tint bon malgré ces accusations injustifiées d’être un intrus étranger.
Une statue fut sculptée d’après son effigie qui s’érige aujourd’hui fièrement sur le rond point de Cocugnâne: elle témoigne de l’époque héroïque de la réintroduction de l’âne en Savoie.
La statue porte l’inscription: «Si seulement les politiciens pouvaient s’inspirer des ânes» (Jacob Geiser, éleveur d’ânes à La Chaux d’Abel, Jura suisse).
Et Grisgris, l’âne à Lise ne s’ennuie plus du tout, bien qu’étant seul de nouveau.
– Î-Â, il braille gaiement, car étant un âne il est hors de question de meugler, beugler de faire cocorico ou de miauler, comme je disais au début de ce conte à propos de Patapouf, le chat du voisin, encore moins d’aboyer à longueur de journée comme les chiens des autres voisins, pour  ne pas parler de hennir, comme les poulains racés, pensionnaires dans les nobles écuries des châteaux de Haute-Savoie.
Et Grisgris avait compris maintenant, avec Jean-Paul Sartre, que l’enfer, c’était tout simplement les autres… ânes.

Hâns Peter Gânsner

L’auteur, Hans Peter Gansner, est poète, homme de théâtre, essayiste et romancier grison. Il est établi à Schaffhouse après avoir vécu de longues années à Genève et en Haute-Savoie. Il a publié l’an dernier aux éditions SIGNAThUR un roman, «Das Vipernnest», inspiré de l’héroïsme de jeunes résistants helvétiques en France voisine pendant la Deuxième guerre mondiale. A signaler également chez le même éditeur (2014) l’essai « Genfereien », une promenade lyriquement historique à travers le canton de Genève.

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