Lettre de Lima à un ami lecteur – “Vous pensez que c’est normal, la corruption, vous?”


Ça n’était pas la première fois que je le croisais, chemin faisant en bus, ce vieux bonhomme.

PAR PIERRE ROTTET

Enfin, vieux… à vrai dire, il avait l’aspect plus qu’il ne l’était. Apparemment!
Lui, il monte dans les bus et harangue les passagers, pour clamer son indignation. Les yeux dans les yeux, il leur dit qu’ils ont tort de garder silence. De se contenter de constater, passifs, conscients de la maladie d’amnésie qui est la leur, celle d’accepter sans plus s’étonner le fléau de la corruption qui gangrène le Pérou. De faire preuve d’amnésie lorsque l’occasion se présente pourtant de se rebeller.

Il pourrait ajouter le reste des pays de l’Amérique latine, «mon» tribun. Y compris du Brésil, pour demeurer sur le continent latino. Mais sa litanie risquerait fort de lui prendre plus de temps qu’un simple aller-retour du bus dans le trajet qui est le sien: des heures!

Tout y passe! Tout! Et crois-moi, il est bien renseigné le bougre. Il n’épargne personne, ni les juges et donc la justice, ni les politiques, ni rien du monde qui touche aux ténébreuses affaires. Il s’étonne, vitupère et interroge: «Vous pensez que c’est normal, vous?»

Alors je me surprends à regarder les passagers… Indifférents pour beaucoup, pendant que d’autres esquissent un sourire, voire encore dodelinent de la tête. Pour approuver, réprouver? L’air de dire «qu’est-ce qu’on peut y changer…»

Le fait est qu’il ne viendrait à l’idée de personne de l’interrompre. Et moi, ouais, moi, qui suit ici les actus comme les hommes suivent leurs destins, je sais que ce qu’il raconte est juste. Et même, avec lui, j’en découvre d’autres… Ceux qu’une presse – tiens, ici aussi – trop complaisante escamote, comme le ferait un prestidigitateur d’un objet. Ou une paire de ciseaux dans des textes.

Il secoue son public. Enfin, il tente de le faire. En vain. Le mal est plus profond. Les uns et les autres savent déjà que même s’ils lui donnent raison, ils n’en continueront pas moins à voter pour l’un ou l’autre de ces gens qui font le système. Le perpétue! En cela, vois-tu, le Pérou n’est pas différend des autres ailleurs. De la France?

Il se mélange parfois les pinceaux, le tribun des bus. Avec lui au moins, tout y passe. Les dérives d’une société, surtout, emmenées par ceux qui devraient être des exemples. Des exemples d’honnêteté et de moralité: politiciens évêques et curés. Hommes d’Etat! Corruption, pédophilie et protections épiscopales, la politique, le religieux et la religion: tout y passe. Mais personne ne bronche.

C’est vrai qu’avec lui, le trajet semble plus court. J’imagine le gars monter dans un bus en Suisse. Ou en France. J’suis pas certain qu’il y trouverait la même tolérance. Les mêmes silences. Faut dire que lorsqu’il a abordé le chapitre Trump, il ne devait guère se trouver de personnes dans ce bus pour ne pas être d’accord avec lui. « Il aime les bombes, Trump. Et il le fait savoir, puisqu’il les largue maintenant un peu partout ».

Alors il redouble de colère, «mon» discoureur. Et même y met une pointe d’humour. Enfin, si je puis dire: «On a beau être en période de Pâques, les innocents qui en sont les victimes, ils ne ressusciteront pas. Les autres, les djihadistes, on s’en tape. D’ailleurs, vaut peut-être mieux pas, hein. Mais les autres, les gosses, les mères…, hein, il n’y aura pas de matin de Pâques pour eux. Ni pour leurs familles!»

Tiens en parlant de mère, et pour demeurer dans l’actu, t’as lu comme moi que le Trump en question y est allé de sa grosse bombe en Afghanistan. Qui fait exulter de satisfaction et de bonheur un imbécile de haut gradé, du Pentagone ou que sais-je, en qualifiant de «mère des bombes» le truc qu’un avion amerlok a largué sur ce pays.

«Mère des bombes». Faut oser. Ce qui ne retient pas certains de nos médias. Qu’aucune pudeur et décence ne retient, en écrivant ou en répétant allègrement et sans vergogne que «la plus puissante bombe non-nucléaire jamais employée a été larguée». Pire: en ânonnant qu’elle est surnommée la mère de toutes les bombes. Comment faut-il surnommer les c… qui osent sans sourciller reproduire sans les commenter semblables ignominies?

Comment, dis-moi, comment peut-on écrire qu’une bombe, qui sème la mort par définition et tout ce que tu veux de désolation, puisse être seulement comparée à une mère. A une maman. Qui donne et engendre la vie. Par définition! Lorsqu’elle le veut!

Faut-il ne plus avoir la mesure des propos écrits, récités, pour oser relayer semblable odieuse utilisation d’un mot magique. Synonyme de vie. D’amour. Faut-il à ce point banaliser le sens des mots. Les détourner honteusement de leurs utilisations. Faut-il que nous marchions sur la tête. Que nos médias ont abandonné…

Dois-je être l’un des seuls à me scandaliser de pareilles usurpations de la sublimation du mot “mère” , qui engendrerait de «petites bombes deviendront grandes». En semant la mort. Et donc en prenant la vie. Celle que les mamans donnent. Que la mienne m’a donnée… Alors me remonte ce poème de Victor Hugo:

OH l’amour d’une mère
Amour que nul n’oublie
Chacun en a sa part
Et tous l’ont en entier…

Ou cet autre texte d’un jeune homme nommé Alfred de Musset:

Ô toi, dont les soins prévoyants,
Dans les sentiers de cette vie
Dirigent mes pas nonchalants,
Ma mère, à toi je me confie.
Des écueils d’un monde trompeur
Écarte ma faible nacelle.
Je veux devoir tout mon bonheur
A la tendresse maternelle.

«La mère de toutes les bombes»! Après Alep la meurtrie, elle aussi stupidement, éhontément dénommée “la mère de toutes les batailles”… Non mais ça va? Hombre! Le monde marche sur la tête. Est devenu fou. Enfin, le monde… Celui qui ne s’étonne plus de rien. Qui transforme à force de bêtises et d’insoutenables saloperies l’anormal en un normal de normes alignées, absentes de critiques et d’indignations. Et surtout de dignités!

Alors il suffit qu’un illuminé de militaire du Pentagone, puis qu’un dangereux pensionnaire de la Maison blanche, lui attribuent ce triste vocable, cette scandaleuse analogie faisant d’une mère qui donne la vie à celle qui sème la mort, pour le voir s’étaler à la «une» des journaux télévisés ou dans les titres de nos journaux?

Une mère n’engendre pas ce genre de monstres, mes chers confrères. A croire qu’on ne se pose même plus la question du sens des mots attribués lorsqu’on les écrit. Pardon, lorsque vous les écrivez… Décidément, pour certains tout au moins, on prend de bien fâcheuses habitudes en répétant bêtement, aurais-je tendance à dire, de telles aberrations. Sous prétexte que c’est vendeur? J’ai honte.

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Un commentaire à “Lettre de Lima à un ami lecteur – “Vous pensez que c’est normal, la corruption, vous?””

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    Laurette Heim 18 avril 2017 at 13:55 #

    A propos de cette merde de bombe.

    J’ai moi aussi été sidérée, d’abord de la nouvelle, puis de la reprise jusqu’à nausée par tous les médias de ce mot que je ne répéterai pas. J’ai même lu que son “panache” avait été visible à 32 km.

    D’autant que cette information a suivi de très près celle (bien peu commentée) de l’arrivée de 1100 soldats de l’Otan en Pologne, en face de la Russie.

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