Eric Favre, inventeur du Nespresso: “Nestlé me considérait comme un gêneur”


Le produit phare de Nestlé n’existerait pas sans la persévérance d’un entrepreneur suisse. Ses supérieurs à Vevey le considéraient comme un “élément incontrôlable” et ont tout fait pour s’en “débarrasser”. Eric Favre, un homme libre, un inventeur qui fait honneur à son pays. Avec cette devise: “ce n’est pas l’organisation qui va vous faire, mais c’est à vous de faire et changer l’organisation de la société qui vous emploie”.

PROPOS RECUEILLIS PAR EDGAR BLOCH

Quel regard portez-vous sur notre société aujourd’hui?
Eric Favre: L’esprit propice à l’invention a été prolifique jusque dans les années 2000, mais je crains qu’il ne se soit quelque peu ramolli en Suisse et en Europe, lorsque j’assiste aux mouvements de repli observé aujourd’hui. La fortune de la ville de La Chaux-de-Fonds et l’essor de l’horlogerie doivent beaucoup au bon accueil fait à des étrangers entreprenants, contraints d’habiter à 1000 mètres d’altitude. A Bâle, aurait-on assisté à la naissance de Ciba, Roche et autre Sandoz, si un climat d’ouverture n’avait pas existé en direction de jeunes entrepreneurs du Haut-Rhin qui ont excellé dans la pharma et la chimie? La même remarque vaut pour Zurich où la grosse mécanique industrielle s’est fortement implantée à la fin du XIXe siècle. En Suisse romande, le développement de l’industrie alimentaire tient pour l’essentiel aux initiatives de Nestlé, Peter, Cailler, Kohler aussi bien qu’à Guigoz et son lait pour bébé.

Vous avez été imprégné par ce climat de liberté?
J’ai eu la chance de faire mes études entre 1966 et 1970 à l’EPFL, peu de temps après la sortie de la guerre, à une époque où l’on rêvait d’aller sur la lune. Autant de Suisses que d’étrangers se pressaient dans l’ex-EPUL, au bénéfice de son tout jeune statut d’Ecole polytechnique fédérale. Bien que natif du village de Saint-Barthélemy où j’ai presque toujours résidé, j’étais plutôt attiré à entretenir des liens avec les étudiants issus d’ailleurs, provenant même de zones en conflit comme un Israélien et un Egyptien, bien plus ouverts en début de cycle en tout cas que les étudiants confédérés. Je suis devenu ami d’un Vietnamien qui habite toujours dans le village. Les professeurs étaient tournés vers leurs collègues du MIT à Boston. Jeune, diplômé de l’EPFL en thermodynamique et en aérodynamique, j’ai commencé à réaliser ici, enterré dans un bunker, situé sur la carrière de Bioley-Orjulaz, un moteur de fusée de 32’000 CV que l’armée suisse voulait acquérir en pleine guerre froide. J’ai eu le culot d’emprunter un papier à en-tête de l’EPFL pour commander des vannes à la NASA. Celle-ci m’a fait une belle surprise, lorsque la Poste m’a délivré quatre d’entre elles, chez-moi, trois mois plus tard. Nous avons réussi à utiliser le moteur de cette fusée à 12 reprises, complètement inconscients des risques de la voir exploser à tout moment.

Vous vous êtes intéressé à d’autres secteurs?
Mon père, qui était également inventeur, m’a conseillé d’apprendre à vendre et j’ai suivi les études en HEC à l’Université de Lausanne. J’ai travaillé et ai créé un réseau international. En 1974, en complément à mes études commerciales, j’ai breveté et construit la première chaîne de trempe de verre entrainée par un moteur électrique linéaire pour une société de La Chaux-de-Fonds. Elle fonctionne encore. A la même époque, le groupe français Saint-Gobain développait le verre trempé pour le «Concorde», l’avion supersonique. J’ai inventé et breveté les formes de ce procédé sur un coussin d’air.

C’est alors que vous entrez chez Nestlé?
En 1975, l’année de mon mariage; après avoir effectué beaucoup de travaux, je souhaitais comprendre le fonctionnement d’une multinationale. Nestlé m’engage alors dans le secteur du « packaging ». La société y mettait au point le nouveau bocal carré pour le Nescafé Gold. A ce moment, j’ai voulu inventer le meilleur café du monde, mais mon épouse italienne m’a fait remarquer que j’ignorais tout de cette boisson. Après avoir sillonné les bars à café dans la Péninsule, j’ai découvert à Rome le San Eustachio et Eugenio. Le barman tirait à dix reprises le levier sur sa machine professionnelle, la « Pavoni », qui produisait un petit café au goût incroyable. Grâce à ses connaissances linguistiques, mon épouse a joué un rôle d’«espionne» pour acquérir encore davantage de savoir. Rentré chez-moi, c’est lors de la prise du bain et en écoutant Mozart que j’ai soudainement compris que l’ajout de l’air à l’eau procure une saveur d’une telle intensité: j’avais enregistré que le café Espresso est au café filtre ce que l’eau gazeuse est à l’eau plate. Les petites bulles d’air, dissoutes d’abord dans l’eau avant l’extraction du café et ensuite dans l’ensemble de la tasse, vont exploser dans la bouche. J’ai inventé la formule du café composé d’air comprimé, d’eau et d’huile de café au moyen d’une bombonne d’air, une cylindre-chaudière, une vanne et un robinet.

Nespresso était née?
Toutes ces recherches se faisaient discrètement, à l’insu de mes supérieurs du «packaging » de Nestlé. Avec la société Turmix, qui a fabriqué la première machine à café à Jona, dans le canton de Zürich, nous sommes parvenus à supprimer la vanne et le robinet, remplacé par une capsule en demi-sphère, mais percée lors de son introduction, et un filtre à café et une membrane bombée avec une zone affaiblie qui s’ouvrait sous l’effet de la pression croissante générée par la pompe de la machine à café. Peu à peu, je suis parvenu à développer une forme tronconique et j’ai déposé le brevet de capsule, chez Nestlé, pour la confection d’une boisson en décembre 1976. L’année suivante, j’ai souhaité vérifier si le projet était commercialisable.

Quelles étaient vos rapports avec Nestlé?
Mes supérieurs me percevaient comme un élément incontrôlable. A l’époque, Nestlé investissait dans la recherche du Nescafé. Les Etats-Unis étant le seul pays au monde où l’inventeur est considéré comme responsable, Nestlé a choisi d’y déposer mon brevet. L’expert américain a été admiratif à la suite de mon invention. Mes relations avec la haute direction de Nestlé se sont compliquées durant toutes ces années. Entre 1975 et 1980, la société était en effet convaincue que le produit qui finirait par s’imposer sur le marché était le café soluble. J’ai fini par quitter le secteur du « packaging », et on m’a demandé de ne plus travailler sur la capsule, mais sur l’évaporation du café soluble. J’ai inventé un évaporateur à film tombant qui produit l’évaporation du liquide dans la descente en lieu et place de sa remontée.

C’est là que vous partez au Japon?
J’étais perçu comme un gêneur et je percevais une envie de se débarrasser de moi et m’y suis rendu. Le premier évaporateur a été envoyé à dans l’usine Nestlé de Chimada au Japon, près du Mont Fuji au sud de Tokyo. Sur place, Monsieur Tschan, le directeur du marché, m’a convoqué discrètement à Kobe et m’a demandé que je lui rapporte directement le résultat de mes recherches. Puis, il a fini par convaincre Helmut Maucher, le CEO de Nestlé, de lancer immédiatement Nespresso sur les marchés suisse, allemand, italien et japonais. Je me suis occupé de tout le côté technique. Lancée à 80 centimes la capsule, l’expérience s’est transformée en un fiasco total.

Pourquoi?
La société était insuffisamment préparée alors que toute l’ambition de Nespresso consiste à déplacer le système à capsules chez le consommateur pour l’encourager à devenir « consommacteur » ; il fonctionne à titre de machiniste de l’opération. Face à ce constat, j’ai décidé, en décembre 1985, de quitter Nestlé. Devant Helmut Maucher, avec lequel j’avais rendez-vous, je me suis engagé à produire une machine et une capsule au prix respectif de 800 francs et de 80 centimes. Il m’a alors confié la responsabilité du projet, me plaçant sous sa responsabilité directe.

D’inventeur vous accédez au statut d’entrepreneur en quelque sorte?
J’ai d’abord exploré un mini-marché test et fait le pari de vendre la machine construite par Turmix à la Rue de Bourg à Lausanne. J’en ai écoulé une cinquantaine en un mois. J’avais aussi tiré la leçon que je transmets aux plus jeunes: pour créer une société au sein d’une grande entreprise, il ne faut jamais craindre d’être mis un jour à la porte. Faute de quoi, il est impossible de réussir.

C’est ce qui a fini par vous arriver?
Dans chaque pays, j’ai créé des sociétés Nespresso. En Suisse, c’était en 1986. En 1989, j’ai engagé Jean-Paul Gaillard qui s’est retourné contre moi finalement car il voulait réintégrer Nespresso sous le giron de Nestlé. Fin 89, j’avais vendu 29 millions de capsules dans le monde. J’ai quitté la société le 21 mars 1990, avec juste trois mois de salaire. Je retiens un autre enseignement de cette phase qui admet que «ce n’est pas l’organisation qui va vous faire, mais c’est à vous de faire et changer l’organisation de la société qui vous emploie».

Et là vous avez fait une autre invention?
J’ai traversé à nouveau l’Italie, me rendant au pont de Montecchio, proche de Brescia. Je me suis dit que si les Romains ont construit un édifice qui a résisté à l’usure du temps 2000 ans, je devais m’en inspirer et j’ai déposé le brevet Monodor en 1991, du nom de ma société, de capsule inverse en plastique, une création réalisée ici dans ma cave. Malheureusement, j’ai dû me résoudre à la vendre à une entreprise brésilienne en 2015, personne ne pouvant reprendre la succession de mes activités. Vous savez le monde du café est très petit et tout le monde se connaît.

Après une carrière si riche quels conseils donneriez-vous?
La première chose est qu’on devient inventeur en se montrant simplement curieux. C’est le cas de mon épouse, infirmière de formation, qui avec mes installations a réussi à inventer l’extraction du thé sous pression et à très basse température. En second lieu, je constate qu’il manque un lien pour faciliter le saut d’un spin off dans une multinationale; toute la valeur de l’invention se perd car elle reste concentrée dans les mains d’une seule personne : l’inventeur. Autrement dit, si l’arbre produit beaucoup d’inventions, celui qui achète l’arbre perd toutes les racines. Enfin, je regrette sincèrement de n’être pas resté dans une région comme la Chine. Même si le régime est autoritaire, je ne me souviens pas d’avoir rencontré autant de jeunes si libres d’esprit. En dépit de la critique faite au système, on oublie que 1,4 milliards de personnes y vivent, nous regardent, nous envient et demain, leur propre connaissance s’ajoutant à la nôtre, ils sauront faire mieux que nous.

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2 commmentaires à “Eric Favre, inventeur du Nespresso: “Nestlé me considérait comme un gêneur””

  1. Manuel Ruch 20 avril 2017 at 15:12 #

    Passionnante et édifiante aventure humaine et industrielle qui illustre à merveille les relations tumultueuses et souvent indissociables des inventeurs et des grandes compagnies. Merci de ce témoignage.

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