Une femme philosophe vient de nous quitter et ce n’est pas anodin


Une récente mort tragique à la plage qui pour la plupart d’entre nous est un fait divers est probablement plus qu’une énigme.

PAR FRANÇOIS MEYLAN

Loin de moi l’intention de hiérarchiser les disparitions et les décès qui sont tous douloureux et qui surviennent, dans la majorité des cas, trop tôt. Vendredi 21 juillet, sur une plage de la festive Ramatuelle, dans le département du Var et non loin de la populaire Saint-Tropez, la mer est déchaînée. Le pavillon d’autorisation à la baignade est jaune. Il passe soudainement au rouge. Mais voilà un enfant est encore dans l’eau et il se trouve en grande difficulté. Une femme se lance alors à son secours. Elle réussit à le rapprocher décisivement du bord. Les maîtres-nageurs le prennent aussitôt en charge. Il est sauvé. La courageuse femme quant à elle – fauchée par un arrêt cardiaque – ne pourra être réanimée. Ce n’est autre que Anne Dufourmantelle, belle de ses 53 printemps, philosophe et essayiste française de renom. Elle qui en 2015 posait en ces termes : “Quand il y a réellement un danger auquel il faut faire face (…), il y a une initiative à l’action très forte, au dévouement, au surpassement de soi.” Mère et compagne de l’écrivain Frédéric Boyer, Anne ne pensait probablement pas si bien dire. “Grande philosophe, psychanalyste, elle nous aidait à vivre, à penser le monde d’aujourd’hui”, a  aussitôt tweeté Françoise Nyssen, ministre française de la culture.

Cette interruption brutale d’une belle et réussie trajectoire n’est pas anodin. En premier lieu il met en lumière une femme philosophe accomplie et à succès. Jusqu’à présent, les médias grand public ne sollicitaient principalement que des hommes philosophes. Moi le premier, je me gargarisais de Luc Ferry, de Michel Onfray ou encore de Montaigne. Je vais personnellement m’ouvrir. Il y a dans notre environnement francophone des femmes philosophes apportant de puissantes réponses de joie et de vie. Je pense, par exemple, à Elsa Godart.

On trouve, dans cette noyade, une symbolique aux dimensions profondes. C’est une femme qui a donné la vie et qui vient la sauver. À une époque désenchantée où à défaut de trouver les réponses à nos questions existentielles dans les clergés, dans le politique et encore moins dans le marché, il appert que la philosophie sera notre salut. Et dans tout philosophe la part de féminité est forte. C’est la vie. Alors que l’on réhabilite les sorcières d’autrefois, celles qui avaient le secret tant de la vie que de l’écologie, on va indéniablement vers une féminisation de la pensée. Une posture et un état d’esprit bienveillant, de joie et de créativité. À ne pas confondre avec un féminisme exacerbé, à l’ère du temps consumériste. Ce détestable dogme alimenté et récupéré à des fins de recherche de pouvoir et même de politique électoraliste dont les principales victime sont encore les femmes.

Le bon et légitime féminisme ne saurait être la poubelle du narcissisme, du mal-être et des névroses de quelques unes. Anne, avec toute la féminité et la sensualité qu’on lui connaissait, a sauvé la vie. Il est utile, à ce titre, de rappeler Michel Onfray, dans “L’Express” : “Car le bonheur des autres n’est pensable qui si on a réalisé le sien. La tâche de la philosophie consiste à trouver l’esprit des sagesses antiques qui font du bonheur le souverain puis de continuer ensuite avec une politique qui soit la continuation de cette éthique et sa réalisation communautaire.”

Autre symbole : son destin hors du commun va en faire un personnage illustre. Sa bibliographie est riche. Elle est imprégnée, comme l’a été son dernier instant de bravoure, de courage et d’une vision. Son enseignement comme l’héritage intellectuel qu’elle nous transmet est une œuvre d’art. C’est un dépassement de soi pour un résultat supérieur. Elle a publié de nombreux essais, dont “Éloge du risque”, en 2011, “Intelligence du rêve” en 2012, “Puissance de la douceur” en 2013 et “Défense du secret” en 2015. Son premier ouvrage, “De l’hospitalité” en 1997 a été cosigné avec l’intellectuel franco-algérien Jacques Derrida qui nous a quittés en 2004. Là aussi la symbolique est forte. Derrida a souvent été controversé pour sa théorie de la déconstruction qui consiste à faire surgir le non-dit sous les textes.

Comment ne pas commencer par là ? Du féminin, de la féminité à la philosophie, Anne de par son départ prématuré mais au combien héroïque et ultime nous invite – un peu malgré elle – à embrasser à grands bras l’introspection, la joie de vivre et le rêve. Avital Ronell, philosophe américaine et grande amie de Anne : “Alors que j’avais tendance à pencher vers des conclusions désastreuses, Anne, elle, était porteuse de lumière. Elle faisait montre de cette forme de joie qui donne de la cohésion au monde, sans compromis pourtant, ni affirmation superficielle.”

On peut dire que celle qui était aussi chroniqueuse au journal “Libération” a été ses actes et ceux-ci résonnent à présent pour l’éternité.

Bon vent Anne Dufourmantelle !

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5 commmentaires à “Une femme philosophe vient de nous quitter et ce n’est pas anodin”

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    Sima Dakkus 31 juillet 2017 at 08:17 #

    Un article plein d’émotions qui font du bien. Risquer sa vie pour en sauver une autre est un haut symbole d’altruisme. Anne Dufourmantelle restera par ses écrits et ses pensées.
    Quant à la philosophie, je vois mal Onfray et Montaigne côte-à-côte. Cela dénote que la pensée, la moindre comme la plus grande, serait de la philosophie. Le problème est que nous avons plus de philosophes – autoproclamés ou non – que de pensée philosophique.
    La question de la non reconnaissance de l’apport des femmes dans la pensée et ailleurs est le point fort de l’article. Un monde sans ses composantes hommes et femmes n’aurait aucun sens. L’équité devrait régler la question, si le monde était juste.
    Paix à Anne Dufourmantelle, un exemple en acte.
    Merci François.

  2. Michelle 31 juillet 2017 at 08:56 #

    Merci d’être revenu sur cette nouvelle qui m’avait beaucoup frappé.
    Il a fallu qu’elle meure pour que je découvre cette belle personne qui a osé écrire ” l’éloge du risque” et “La Femme et le Sacrifice”, un thème qui tranche avec les messages de consumérisme ambiant.

  3. Doni 31 juillet 2017 at 19:59 #

    Effectivement, merci pour cette mise en lumière.

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    François Meylan 31 juillet 2017 at 21:03 #

    Un chaleureux merci pour votre confiance, pour me lire et pour lire la Méduse.
    Je suis allé à la Fnac Lausanne ce jour pour acquérir un ouvrage de Anne, tout a été vendu.
    C’est en recommande.
    Probablement, que sa seconde vie d’illustre ne fait que de débuter.
    Dans tous les cas, je vais dès à présent m’intéresser aux philosophes femmes que les médias télévisuels vous ne mettent pas assez en lumière.

  5. Muharrem 6 août 2017 at 10:38 #

    J’avais eu vent de ce fait divers, mais à la lecture de l’article, je réalise qu’il s’agissait d’une grande dame, tellement lumineuse et qui a laissé un si joli parcours. Je suis heureux de la découvrir à travers cet article. Pour moi, il s’agit de l’annonce d’une naissance. Merci François.
    Prof. Muharrem

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