L’HOMME QUI EN FAISAIT TROP

L’HOMME QUI EN FAISAIT TROP

Par Dominique Arlettaz

1 – Avis de tempête

 

Au moment de son élection au gouvernement neuchâtelois, en avril 2009, Frédéric Hainard bénéfice à droite d’une image positive de jeune battant. Du haut de ses trente-trois ans, il promet de restaurer l’état de droit, de le purger de ses dysfonctionnements, de le rendre vertueux. Compte tenu de ce défi audacieux, le jeune et énergique ministre se montre prêt à honorer l’état de grâce réservé aux nouveaux venus dans les allées du pouvoir. Dans l’exercice de ses fonctions à la tête du Département cantonal de l’économie, le néophyte ne tarde pas cependant à déclencher des froncements de sourcils. Au début, les motifs d’étonnement ne sortent pas d’un cercle d’initiés. Ils donnent l’impression de feux follets vite éteints. Le bruit court que Frédéric Hainard en fait trop, mais personne ne paraît en mesure de préciser la nature de l’excès. Le malaise tient plutôt à l’ambiance, à l’atmosphère de calme avant la tempête.

Le premier coup de tabac survient fin avril 2010, une année après l’élection au Conseil d’Etat du jeune prodige de la politique. Dans un article faisant l’effet d’un ouragan, le quotidien «Le Matin» n’y va pas de main morte. Le ministre en personne dirige des escouades policières chargées de coincer des citoyens soupçonnés d’abus d’aide sociale. Le conseiller d’Etat procède lui-même à l’interrogatoire des suspects. Et cela se produit même pendant la nuit. Le journal met le doigt sur un autre fait déroutant: lorsqu’il se mue en shérif, le ministre de l’économie se fait accompagner d’une énigmatique «amie de quinze ans». Il se fait un point d’honneur de chaperonner cette femme, qu’il est parvenu à faire nommer inspectrice cantonale des relations au travail. Cela paraît énorme et devrait se traduire par une démission immédiate. Mais, contraint de s’expliquer sur ce mélange des genres, l’intéressé se la joue grand seigneur. Il présente ses interrogatoires nocturnes comme des exercices pratiques destinés à sa partenaire inexpérimentée. Et il est interdit d’en rire.

Il n’en faut pas davantage pour que plusieurs médias se mettent à rechercher les victimes du superflic et de sa protégée. Et les témoignages se recoupent. On ne peut dès lors plus parler d’excès de zèle ou d’erreurs de jeunesse. Un ministre de l’économie qui dirige des opérations de police, on n’a jamais vu ça! Les premiers mots qui viennent aux lèvres désormais sont «dérapage» et «abus de pouvoir».

Au bout de quinze jours, le train soutenu des révélations se met à faire mauvais genre. Les quatre collègues de Frédéric Hainard au gouvernement – Jean Studer, Gisèle Ory, Claude Nicati et Philippe Gnaegi – commencent à en subir l’éclaboussement. Sans compter que Neuchâtel se met à faire figure de pays de zozos aux yeux des autres cantons suisses. Rien ne va plus. Le comportement de Frédéric Hainard est révélateur aussi de vifs crêpages de chignon entre les membres du Conseil d’Etat. L’UDC réclame la démission en bloc du gouvernement. Les collègues du ministre incriminé n’en mènent pas large.

Heureusement, il y a le parlement, champ clos ultime des conflits politiques, lieu d’aboutissement de toutes les batailles. A la fin du mois de mai, le Grand Conseil se résout sans enthousiasme à nommer une commission d’enquête parlementaire (CEP). Celle-ci reçoit pour mandat de faire la lumière sur les «allégations de la presse». Cette formulation suggère que les médias ne sont bons qu’à fabriquer des mensonges. Le Grand Conseil avait la possibilité de formuler la chose en terme de «vérification des informations parues dans la presse», mais il ne le fait pas. Il existe des façons plus tranchantes de démarrer une enquête, mais ainsi va la politique parlementaire. Elle n’inclut pas la transparence et la cohérence dans ses desseins.

Une large majorité de députés pense que la presse exagère. Les erreurs commises par Frédéric Hainard ne sont pas aussi monstrueuses qu’on l’a dit ou écrit. L’examen des faits par la CEP révélera sans doute des excès de zèle, mais pas de quoi fouetter un chat. La plupart des membres du parlement estime que le shérif va s’en tirer honorablement. Le scénario retenu est celui d’un blâme, d’une verte remontrance, adressée au ministre sur recommandation de la commission d’enquête.

Le citoyen-électeur, lui, voit les choses autrement. Pour lui, les faits relatés dans les médias sont exempts d’erreurs grossières. L’intéressé, au demeurant, ne dément pas ses exploits de western, même s’il ne s’en explique pas. Il fait comme s’il ne comprenait pas le reproche. Il tente de servir à l’opinion une théorie du complot peu convaincante. Il s’y réfère à chaque fois qu’il est à court d’arguments sur des faits précis.

Le parlement accepte l’institution de la CEP à la quasi unanimité. Seule une poignée de députés du Parti libéral-radical (PLR) – la formation de Frédéric Hainard – s’abstient lors du vote. Cette défection trahit un geste de loyauté plutôt qu’une ferme conviction. De leur côté, les Verts, le PS, l’UDC, le POP et Solidarités appuient sans réserve l’institution de la commission d’enquête. Ces partis ne perdent pas de vue le coup tordu servi pourboire compris à la majorité PLR du Conseil d’Etat, qui détient trois sièges au gouvernement, contre deux occupés par des représentants du PS.

Sur le banc du gouvernement, face à l’hémicycle, Frédéric Hainard écoute le débat lourd de menace pour lui en opinant du chef. Il tient à manifester son attitude constructive. Son approbation ostentatoire des propos tenus paraît surréaliste. On ne lui en demandait pas tant face au réquisitoire féroce des députés favorables à l’ouverture d’une enquête.

Quand vient son tour de parole, peu avant le vote, le ministre incriminé n’hésite pas à dire tout le bien qu’il pense du cadeau qu’on lui destine. Et de déclarer sa confiance aux quatre députés pressentis pour siéger à la commission d’enquête. Ces derniers ne manqueront pas de conduire les investigations sérieuses à même de le laver du soupçon. A le voir, le conseiller d’Etat porte beau, mais les apparences sont trompeuses. En réalité, il n’ignore pas que la commission va mettre le doigt, tôt ou tard, sur un secret de polichinelle. Sa protégée est bêtement sa maîtresse, nullement «une amie de quinze ans». Quand éclatera la vérité, ce n’est pas tant le fait d’avoir une maîtresse qui fera tache, puisque cette ringardise est de notoriété publique, mais le mensonge paraîtra ignominieux, surtout après des dénégations répétées, proférées la main sur le cœur.

Cela sent le roussi pour le ministre. La nomination de la commission d’enquête, c’est un coup sévère porté à son image et sa réputation. Comme si cela ne suffisait pas, le conseiller d’Etat doit aussi essuyer l’échec d’une manœuvre de diversion élaborée sur les conseils d’un consultant et d’un journaliste. Le puissant contre-feu ne dépassera pas en fin de compte l’intensité brève d’une flambée de petit bois. Il prend pour cible l’ancien conseiller d’Etat socialiste Bernard Soguel, prédécesseur de Frédéric Hainard au poste de ministre de l’économie. Mais, davantage que la personne visée, c’est l’évidence tactique de l’opération qui attire l’attention. Elle affiche sa dimension de coup monté, de tentative de la dernière chance. C’est probablement la raison de l’échec du contre-feu, mais l’histoire en vaut le détour.

Le 21 mai, à peu près une semaine avant l’institution de la commission d’enquête, les quotidiens neuchâtelois «L’Express» et «L’Impartial» publient en exclusivité un article faisant état d’une décision fracassante de Frédéric Hainard. Ce dernier a supprimé, d’un trait de plume, la coquette pension de 2500 francs par mois allouée par l’Etat à un apprenti gangster d’origine balkanique. Le ministre compte de la sorte torpiller la réunion du parlement consacrée à la nomination de la CEP.

Le jeune voyou bénéficiaire des largesses de l’Etat était âgé de vingt-trois ans, en 2003, lorsqu’il fut condamné à trois années de prison pour violences répétées et incitation à émeute. La peine de réclusion ferme devait être suivie d’une mesure d’expulsion du territoire suisse, pour une durée de huit ans. De toute évidence, la rente perçue ne cadre pas avec le verdict judiciaire. De plus, alloués à titre d’aide à la réinsertion, les 2500 francs forment l’appoint sur un salaire mensuel jugé insuffisant. Car le jeune homme occupe aussi un emploi à mi-temps dans le domaine parapublic, toujours grâce à l’aide de l’Etat. Le traitement paraît généreux comparé à celui réservé d’ordinaire aux détenus libérés. Par-dessus le marché, le bénéficiaire des largesses publiques ne paraît pas enclin à faire amende honorable. Il continue de narguer et provoquer la police, d’après celle-ci, en se réclamant de ses protections en haut lieu.

Frédéric Hainard a de bonnes raisons de s’irriter de la transaction viagère conclue en faveur du jeune homme. Un arrêt gouvernemental, s’il vous plaît! signé de la main de Bernard Soguel, institue le versement de la royale pension. Somme toute, le document met en évidence la non exécution de la mesure d’expulsion de Suisse. Et pas moyen de savoir si elle a été levée dans les termes légaux ou simplement ignorée. Le doute existe aussi sur le nombre réel de jours de détention subis par le jeune homme. Ce lot d’incertitudes soulève de nombreuses questions. Sous son apparente générosité, le sort privilégié réservé à l’apprenti gangster contrevient à l’égalité de traitement en principe garantie aux voyous, malfaiteurs et anciens taulards. Le cas dénoncé par Frédéric Hainard est révélateur d’un niveau élevé d’arbitraire procédural. Les tribunaux énoncent-ils des sentences destinées à demeurer sans suite? Les enquêtes de police n’ont-elles aucune utilité? Les actes d’instruction relèvent-ils du pur cinéma?

Un deuxième ancien dirigeant socialiste, depuis longtemps retiré du gouvernement, passe pour l’instigateur de l’intervention en faveur du jeune homme. L’homme d’Etat à la retraite, protecteur dévoué de la jeunesse, a-t-il forcé la main de son camarade de parti Bernard Soguel pour qu’il prenne des libertés avec l’égalité de traitement? Cette rente généreuse à caractère discriminatoire peut-elle s’expliquer autrement que par le copinage et le bon vouloir du prince?

Lors de la session du Grand Conseil, le PLR fera mine tout d’abord d’attiser l’incendie escompté de cette histoire scandaleuse. Mais quelques motions d’ordre vont rapidement étouffer la tentative d’embarquer Bernard Soguel dans la galère Hainard. Les députés du PLR à vrai dire sont loin d’être tous convaincus de la pertinence du contre-feu. Le soutien qu’ils continuent d’accorder à Frédéric Hainard laisse entrevoir des failles. Au sein de son parti, le conseiller d’Etat n’a que le bénéfice du doute qui plaide encore en sa faveur. La relative ancienneté du cas dénoncé ne joue pas non plus à son avantage. Le ministre PLR semble avant tout victime de lui-même, de ses illusions de coup. Sans compter que la rente du jeune homme n’a pas été abolie dans le respect des formes légales.

Tout de même, Bernard Soguel se mettra en devoir de justifier le décret signé en faveur du jeune homme. Et, justement, il n’en a pas tenu informés à l’époque ses collègues du Conseil d’Etat, comme il aurait dû le faire. Il paraît que ce genre d’omission correspond à l’usage gouvernemental. A en croire l’ancien ministre, les conseillers d’Etat en exercice n’ont pas le temps de se consulter sur les décrets de second ordre qu’ils signent à longueur de journées. Bernard Soguel ne manque pas de mérite à se livrer à des confidences aussi abouties. Sa justification situe tout à fait le degré d’entrebâillement de la porte ouverte à toutes les combines. Sur ce coup, on a l’impression que c’eut été faire trop d’honneur à Frédéric Hainard que de s’émouvoir du fait régalien. La gauche, on le devine, va s’abstenir de râler trop fort sur la suppression de l’avantage concédé au jeune homme. Le Parti socialiste se contentera de dénoncer une manœuvre de diversion de la part du ministre en disgrâce. En plus de dire vrai, cette façon de traiter le problème permet de s’épargner des justifications laborieuses. Ainsi le tintouin autour de cette affaire en restera-t-il au stade nébuleux, conformément à un style de blanchissage typiquement neuchâtelois.

Dans le but de liquider son problème de maîtresse, Frédéric Hainard va se livrer à une manœuvre époustouflante, sombrement cocasse, comme l’aurait fait un héros de comédie submergé par ses propres turpitudes. Lors d’une intervention préparée devant les caméras de Canal Alpha, la télévision régionale, le voici qui avoue de but en blanc sa relation intime avec son amie de quinze ans. «Je suis tombé amoureux» profère le ministre, en ouverture d’une allocution aux accents solennels. Dans une déclaration écrite, lue face à la camera, le conseiller d’Etat admet qu’il n’a pas dit la vérité au sujet de son amante. Les mots lui manquent pour exprimer ses regrets, mais la démonstration s’arrête là. Le ministre se sert de l’aveu comme d’un écran de fumée. La profondeur de son repentir l’autorise à ne rien dire des avantages concédés à son amie. A la fin de son intervention, il précise qu’il ne répondra pas aux questions des médias. Non qu’il veuille fuir ses responsabilités, mais il tient à honorer son devoir de réserve vis-à-vis de la commission d’enquête. Ben voyons! Pour le citoyen-téléspectateur, il y a de quoi se demander si c’est du lard ou du cochon. Menteur contraint à l’aveu? Ou coupable de foire se jouant de l’aveu? La mise en scène vaseuse accentue le mensonge qu’il s’agissait de diluer. Face à la caméra, le ministre s’aventure aussi à justifier sa réaction tardive. Selon lui, il devait régler au préalable son problème familial avec sa femme et ses enfants. Ce motif honorable ne l’aura pas été néanmoins pour son épouse. Elle doit non seulement essuyer les plâtres de la trahison, mais se farcir la cérémonie télévisuelle d’adoubement de l’amie de quinze ans, promue au rang d’amante officielle. Frédéric Hainard, décidément, ne manque pas d’air, et pense que cela ne se voit pas. Le conseiller d’Etat croit-il qu’il va sauver sa peau en annonçant son divorce?

Une situation de ménage à trois, on connaît ça. Ce qui la rend ici exceptionnelle tient à l’attitude décalée du conseiller d’Etat, en retard d’une longueur. Personne ne cherche à lui tendre un piège, comme il continue de l’insinuer. Personne ne lui en veut d’avoir une maîtresse. De sa prestation télévisée, on retient surtout qu’il a menti avec une désinvolture indigne de sa réputation de chevalier blanc. Le citoyen observe le mélodrame avec le sourire, et, peut-être, aussi, avec un pincement au cœur en pensant à l’épouse et à l’amante, expiatrices des déboires du grand homme. Elles n’ont d’autre choix, elles, que de subir les événements.

L’affaire commence dès lors à révéler sa dimension fatale. Le ministre persiste dans une attitude de défi désastreuse pour lui. Ses coups d’éclat de shérif amoureux ont suscité au début des accès de bonne humeur et de franche rigolade, mais on n’en est plus là. Le drôle d’oiseau commence de transparaître sous les traits du ministre. Sous son auguste profil de conseiller d’Etat s’esquisse un portrait moins flatteur: celui d’un menteur, d’un exalté, d’un rodomont. On ne lui fait plus confiance. Son image de jeune prodige de la politique en prend un coup. Et des articles de presse se mettent à relater à son sujet des faits de jeunesse troublants. A La Chaux-de-Fonds, Frédéric Hainard adolescent s’est fait remettre à l’ordre par la compagnie de transports publics de sa ville, où il effectuait des contrôles bidon sur les passagers. Un Monsieur Propre précoce. Il a aussi dénoncé à la police son frère consommateur de ces champignons stupéfiants appelés psylocybes, cueillis dans les pâturages. Cette vocation de justicier dans la ville vous pose son homme, mais suscite quand même des interrogations sortant du champ politique. Personne ne s’est aventuré jusqu’ici à dresser le portrait psychologique du ministre à l’étoile pâlissante, ce qu’on peut regretter.

La commission d’enquête parlementaire débute ses travaux en prenant acte des aveux d’adultère du conseiller d’Etat. Et ce dernier, donc, se dit «serein». Il est persuadé que le rapport final va le disculper. Il ne paraît pas s’émouvoir de l’ouverture d’une nouvelle enquête à son sujet, à Berne cette fois, au niveau fédéral. Car avant son élection, le ministre exerçait la fonction de procureur suppléant au Ministère public de la Confédération. Et le voici maintenant soupçonné d’irrégularités dans des interrogatoires menés en janvier 2009 en Uruguay, dans le cadre d’une enquête sur un trafic international de stupéfiants. Son amante d’origine espagnole l’accompagnait en qualité de traductrice. L’affaire donne l’impression d’une escapade luxueuse menée sous couvert de haute mission. La vie de palace d’un mandarin énamouré. D’après ce qu’on sait, la traductrice n’était pas accréditée selon les termes instaurés entre Berne et Montevideo. Et les interrogatoires ont eu lieu sans commission rogatoire. La Suisse a dû déclarer nuls les procès-verbaux uruguayens, ce qui a entraîné par extension la remise en cause d’autres auditions conduites au Pérou et en Espagne. Enquêtes sabotées, des centaines de milliers francs jetés par les fenêtres. La conseillère fédérale Eveline Widmer-Schlumpf, en personne, a donné l’ordre d’ouvrir une instruction et d’établir les responsabilités.

L’intéressé, de son côté, oppose le dos rond à cet élargissement du front de ses ennuis. Il fait comme si de rien n’était, tout en accusant les médias de chercher à le «dénigrrer». Il prononce ce mot qu’il affectionne en grasseyant du «r», à la manière chaux-de-fonnière. Le ministre s’accroche comme à une bouée de sauvetage à sa représentation de lui-même en justicier bafoué. Chacun est prié de tenir en haute considération ses abus de fonction. On est de la race des seigneurs ou on ne l’est pas.

Et ça ne s’arrête plus! Une fuite dont bénéficie la presse révèle un échange de courriels administratifs entre Frédéric Hainard et un chef de service. Il est question dans cette prose du salaire de la maîtresse. Le conseiller d’Etat jurait pourtant qu’il n’était pour rien dans la promotion éclair de son amie de quinze ans à un poste en vue au sein de l’administration. Pour sa défense, il insinue qu’on interprète en sa défaveur un banal échange de courriels administratifs. Rien ici ne le désigne dans un rôle d’entremetteur en faveur de sa protégée. Le reproche ne tient qu’à des ragots. Les forces liguées pour précipiter sa perte ne reculent devant aucun moyen. Revoici donc la théorie du complot. Mais pour ce qui est de précipiter la perte du ministre, justement, personne n’en concevra la nécessité pratique. Il s’en charge très bien lui-même.

Malgré les casseroles qui s’accumulent, le conseiller d’Etat n’envisage toujours pas de se retirer. Il accueille les appels en faveur de sa démission avec l’impétuosité hardie qui l’a rendu célèbre dans toute la Suisse. Le ministre n’éprouve ni gêne ni honte à camper sur ses positions insoutenables. Il défend avec aplomb son bilan de ministre mué en shérif. Les faveurs obtenues pour sa maîtresse relèvent d’un copinage pire encore que celui qu’il dénonce, mais ça ne fait rien, il n’en a rien à péter. Les preuves d’amour manifestées à son amante auraient pu paraître honorables, après tout, s’il ne s’était obstiné à les nier. Que ne saisit-il cette occasion de démissionner en se donnant le beau rôle? Sans compter que ce geste chevaleresque pourrait le préserver d’un assassinat politique définitif. Mais Frédéric Hainard semble incapable d’imaginer ce scénario. Sa programmation interne le pousse à se déterminer sans cesse en faveur de la pire solution. Il se peut que les courriels relatifs au salaire de sa maîtresse ne soient pas révélateurs, et alors? Annulent-ils pour autant les privilèges obtenus en sa faveur? Sur ce point, les déclarations du ministre reviennent à persister dans la dénégation. Sa méthode consiste à ne jamais en venir à l’essentiel, en chipotant jusqu’à plus soif sur les détails insignifiants.

A partir de juillet, ce qu’on appelle désormais «l’affaire Hainard» va s’alourdir de l’effet suspensif des vacances. L’irruption du bel été retarde l’épreuve attendue de la suite des événements. L’impression de contretemps est palpable, après deux mois consécutifs riches en révélations. Le système de défense extravagant du conseiller d’Etat a fini par mettre en pièces sa cote de popularité. On s’énerve désormais de sa susceptibilité de chevalier blanc surpris les doigts dans le pot de confiture. On secoue la tête de dépit à le voir se faire l’avocat de sa cause pourrie. On ricane du haut degré de corruption du roi de la lutte anticorruption. L’oiseau finalement ne mérite pas tant de considération. La République ressent l’urgent besoin de se mettre en panne de commentaire sous le soleil chaleureux des vacances. Plus moyen d’arracher le moindre mot sur l’affaire aux personnes dans la confidence. Gouvernement, députés et magistrats poussent jusqu’au mutisme la torpeur installée avec les beaux jours. Ils donnent l’impression de s’être passé le mot. Tous s’en remettent royalement à la commission d’enquête, dont le dos paraît s’élargir au-delà du raisonnable. Les quatre membres de celle-ci sont les seuls à ne pas se réjouir de l’été. Ils ont du pain sur la planche, eux.

Avant les vacances, la paralysie gouvernementale suscitée par l’affaire a fait des vagues. Des voix se sont élevées en faveur d’une accélération des travaux de la commission, censée remettre son rapport le 31 octobre. Chez certains, le délai plutôt large est ressenti comme un interminable supplice. L’appareil d’Etat ne s’en remettra pas! Le désordre va s’installer durablement! Ces divagations en disent long sur les illusions des stratèges de la chose publique. Car l’Etat démocratique n’est-il pas l’expression même du désordre? Ne fait-il pas penser à une usine à gaz s’emmêlant les tuyaux dans ses réglements complexes?

2 – Sérieux grain

 

Frédéric Hainard ne pouvait pas démissionner dans les règles de l’art. Son retrait du gouvernement sera pour lui l’occasion de manifester l’étendue de sa créativité. Le moment fatidique intervient à la fin du mois d’août, à cette période tenant lieu à la fois de rentrée scolaire et de rentrée politique. Quatre mois se sont écoulés depuis le début de l’affaire.

Le quotidien «Le Matin» reproduit un jour, en fac-similé, le procès-verbal d’une des auditions menées par le conseiller d’Etat et son apprentie. Il s’agit d’un document élaboré en double exemplaire original. Les deux pages reproduites devraient donc être identiques, mais la signature de Frédéric Hainard a été escamotée sur l’une des copies. Le caviardage fait soupçonner une falsification de preuve. Et la réaction ne tarde pas. En fin de journée, le shérif et son adjointe annoncent le dépôt d’une plainte en diffamation visant l’auteur de l’article. La dénonciation concerne aussi le responsable de la fuite des documents, qui proviennent de la CEP.

Le droit suisse n’admettant pas les procédures en nom collectif, deux plaintes sont en réalité déposées. C’est la première fois que l’amie du conseiller d’Etat se manifeste depuis le début de l’affaire. La voici à son tour enlisée dans le marigot. Faire partie de l’entourage du ministre ne représente plus pour elle une planche de salut.

Dans sa plainte en diffamation visant «Le Matin», le ministre en disgrâce signifie implicitement qu’il n’entend pas démissionner à cause d’un article de presse. Il se saisira d’un prétexte honorable quelques jours plus tard, lorsque la CEP transmet à l’exécutif les procès-verbaux de ses premiers interrogatoires. Les cinq membres du Conseil d’Etat reçoivent une copie des documents, qui se limitent à la transcription brute des témoignages recueillis. Et là, dès le lendemain, Frédéric Hainard annonce sa démission. Il faut croire que les procès-verbaux parlaient d’eux-mêmes et formaient l’occasion recherchée. Plus personne n’osait espérer pareil retournement, à plus forte raison de façon aussi soudaine.

La loi neuchâteloise ne comporte aucune prescription fixant le protocole de démission d’un membre de l’exécutif. La coutume observée depuis 1848 postule que le ministre sur le départ en informe en premier ses collègues du gouvernement. Ces derniers se chargent ensuite de diffuser l’information. En général – quelques jours plus tard – le Conseil d’Etat fixe aussi la date de l’élection complémentaire destinée à repourvoir le siège vacant.

Mais Frédéric Hainard ne fait rien dans les règles de l’art. Samedi matin, moins de vingt-quatre heures après la réception des procès-verbaux empoisonnés, il prend rendez-vous avec le président du parlement, Olivier Haussener, fan déclaré du ministre, auquel il réserve l’annonce de son départ. Pour autant, le conseiller d’Etat n’a pas l’intention de faire suivre sa décision d’effet immédiat. Il précise qu’il restera en fonction jusqu’au 31 octobre. Cela signifie que deux mois vont s’écouler avant sa démission effective. La loi neuchâteloise ne prévoit pas la possibilité de révocation d’un élu du peuple. Tout au plus peut-on lui savonner la planche et l’encourager à faire ses valises. Mais s’il s’y refuse, rien ne l’empêche de s’accrocher au pouvoir jusqu’à la fin de son mandat électoral.

Dans l’après-midi, seul un groupe restreint de médias est mis au parfum de la démission du ministre. Trois diffuseurs neuchâtelois ont droit au scoop: les deux quotidiens associés «L’Express» et «L’Impartial», ainsi que la télévision régionale Canal Alpha. Au nombre des exclus de la confidence figurent les quotidiens romands «Le Matin» et «Le Temps», ainsi que la Radio suisse romande (RSR), la Télévision suisse romande (TSR) et l’Agence télégraphique suisse (ATS). La radio locale neuchâteloise RTN est aussi jugée indigne de répandre la bonne nouvelle. Dans les médias chargés de la propager, Frédéric Hainard invoque son souci primordial de préserver les institutions. Seul l’intérêt supérieur de l’Etat lui commande de renoncer à sa fonction. Son action gouvernementale selon lui n’est pas en cause.

Interrogé sur sa méthode de communication sélective, le conseiller d’Etat affirme le jour suivant, sur Canal Alpha, qu’il n’a «rien à dire à ceux qui cherchent à me dénigrer». Pour lui, les journalistes extérieurs au canton, ainsi que ceux de RTN, ne sont bons qu’à répandre la calomnie. Et il est vrai que les deux quotidiens neuchâtelois, ainsi que Canal Alpha, ont laissé au début Frédéric Hainard faire les questions et les réponses. Ils se plient de bonne grâce à ses caprices de metteur en scène. Un peu comme le parlement, ils se comportent comme s’il n’y avait pas d’affaire Hainard. Il leur faut du temps pour se mettre au diapason. S’agit-il d’un choix patriotique de leur part, destiné à ne pas heurter la population des Montagnes neuchâteloises et de la ville de La Chaux-de-Fonds, fief électoral du ministre? Ce dernier peut bien se montrer reconnaissant de la gentillesse des médias locaux à son égard, à l’exception de la radio RTN. Mais le scoop de sa démission, offert en apparence sur un plateau à ses éditeurs favoris – tout comme naguère ses aveux d’adultère – est un cadeau empoisonné. Le ministre est assuré en contrepartie de pouvoir dire ce qu’il veut sans être contredit. Pourtant, quelques semaines auparavant, le rédacteur en chef de «L’Express-L’Impartial», Nicolas Willemin, avait rangé le cas Hainard dans le tiroir des causes perdues, dans un éditorial appelant à la démission du conseiller d’Etat. Si ce n’est pas du dénigrement, ça lui ressemble quand même un peu.

Le style de démission flamboyant du ministre ne représente qu’une demi-surprise pour les membres de l’establishment ou le citoyen averti. Chacun a eu le temps en quatre mois de se faire une idée du personnage. Qu’il exerce ses compétences en Suisse ou à l’Est du Rio Uruguay, Frédéric Hainard n’est pas le genre d’homme à s’en tenir au protocole. Il ne se prive pas d’ignorer les règles sur lesquels il se déclare très à cheval. Le show accompagnant sa démission prête quand même à sourire: les membres du gouvernement apprennent par la radio et dans les journaux le départ de leur turbulent collègue. Il en résulte une impression de cirque contribuant à chauffer l’ambiance politique. Et le futur ex-conseiller d’Etat d’en remettre une louche sur les dissensions au sein de l’équipage gouvernemental. Il ne dit mot toutefois de sa large part de responsabilité dans le sérieux grain secouant le navire amiral.

Quand on l’interroge sur sa pirouette vis-à-vis du protocole, le ministre proclame d’un air gourmand qu’il n’allait pas réserver la nouvelle de son départ à des collègues hostiles, prêts à l’abattre, en particulier deux d’entre eux. Selon lui, une démission à la régulière aurait incité Jean Studer et Claude Nicati à se servir de l’effet d’annonce. Ces deux-là en auraient profité pour le dénigrer dans tous les médias possibles.

N’en déplaise au ministre, pourtant, on voit mal l’intérêt des deux méchants à en rajouter. L’annonce de la démission de leur encombrant collègue suffit à leur bonheur. Elle leur permet d’entrevoir le bout du tunnel de leurs ennuis. C’est cela qui compte. La situation douloureuse n’a que trop duré. Pas nécessaire de poursuivre l’éreintage d’un personnage déjà mort politiquement. Pour le duo présumé maléfique, cela ne change rien d’apprendre la démission de leur collègue de sa bouche ou par la radio. La différence présumée d’effets existe seulement dans le cerveau en ébullition de Frédéric Hainard. A vrai dire, les deux machiavels ne cherchent pas du tout, les jours suivants, à enfoncer le clou. Le mouton noir s’étant mis hors jeu, cela n’a plus de sens d’en faire des tonnes. Il paraît plus urgent aux deux méchants de proclamer leur souci d’en revenir aux choses sérieuses, si tant est que le gouvernement entre dans cette catégorie.

Dans ses développements, l’affaire Hainard rappelle ces splendides montres à complications qu’on fabrique dans les Montagnes neuchâteloises. Le ministre sur le départ, donc, s’est accordé deux mois de pouvoir de rab. A ce qu’il dit, il souhaite affronter, le 31 octobre, le verdict de la CEP droit dans ses bottes de conseiller d’Etat. Pas possible constitutionnellement d’écourter la rallonge de fonction que le ministre s’est octroyée, pourtant mal reçue dans l’opinion. Se débrouillant avec les moyens du bord, les autres membres du gouvernement font voter par le parlement un décret retirant à Frédéric Hainard l’ensemble de ses compétences exécutives. Voici donc ce dernier ministre sans portefeuille, jusqu’au dimanche 31 octobre. La date correspond aussi à celle du premier tour de l’élection complémentaire. Jour d’élection, jour de démission, verdict de la CEP. Le 31 octobre donne l’impression d’une triple convergence des forces de restauration d’une République en panne de confiance. La fusion temporelle toutefois masque les complications.

Chez Frédéric Hainard, le concept de «démission» ne recouvre pas les comportements ordinaires décrits en termes de «jeter l’éponge», «laisser tomber», «lâcher prise», etc, On ne lui reprochera donc pas d’imprimer l’allure d’un faux départ à son retrait du gouvernement. Lui-même ne s’en cache pas: il démissionne, certes, mais n’a pas dit son dernier mot. Et l’encore ministre de se féliciter d’avoir franchi le pas. Sa démarche, selon lui, va lui permettre de bétonner ses positions et, pourquoi pas, favoriser son retour en grâce. «Pour pouvoir me défendre», déclare-t-il à ceux qui l’interrogent sur son changement de stratégie. Ainsi compte-t-il continuer de faire parler de lui jusqu’au 31 octobre. Tant que sa démission ne sera pas effective, il ne renoncera pas à en découdre avec ce qu’il appelle désormais «l’Etat laxiste». Il s’estime libre à présent de révéler les jeux troubles auxquels s’adonnent les dignitaires de la République. Tout un programme, plutôt ronflant, mais d’autant moins convaincant que le grief reste vague. On notera au passage que Frédéric Hainard ne se formalise pas d’exiger des notables de la République la rigueur morale dont lui-même se dispense. Dans la même veine présomptueuse, le conseiller d’Etat affirme que sa démission va lui permettre de s’affranchir de la commission d’enquête. Le ministre se voit déjà conduire des contre-interrogatoires des personnes ayant eu part aux procès-verbaux. Au moins, ça ne le quitte pas, ça reste son rayon.

Dans ses déclarations, le conseiller d’Etat donne l’impression de s’être engagé dans une lutte à mort contre lui-même, comme en témoigne une interview qu’il finit par accorder à la Télévision suisse romande (TSR). La complaisance faisant le charme de la TV pouvait seulement trouver un complice enthousiaste en Frédéric Hainard. En cours d’émission, le voici donc qui se jette, avec un à-propos d’écolier zélé, sur une question bricolée d’avance:

– Oui! dit-il. J’y ai pensé!

L’interviewé nous parle ni plus ni moins de son suicide. Et de citer, avec une belle désinvolture de potache, l’exemple du ministre français Pierre Bérégovoy. Se jouer d’une hypothèse lourde de façon aussi fraîche correspond au personnage. Toujours ce décalage, cette mise en perspective époustouflante de la situation.

Que faut-il penser de la manipulation télévisuelle consistant à présenter comme du direct des propos ayant fait l’objet d’une mise en scène? Quel sens attribuer à la reproduction en grand spectacle d’une pulsion suicidaire? On se doute bien que le ministre ait pu ressentir l’appel à commettre l’irréparable. Mais quant à s’exécuter, c’est autre chose, comme le montre le chiqué de sa prestation face à la caméra. Il s’en faut de peu que l’intervieweuse et l’interviewé n’échangent un sourire complice au moment d’aborder la question. Tout ce mensonge correspond à un échange de bons procédés, à une formule de renvoi d’ascenseur. Je te prête la puissance de mes studios en échange de l’éclat de ta disgrâce. Je te déballe mon histoire de suicide en échange de ton pouvoir multiplicateur de la compassion. Frédéric Hainard cependant n’a pas l’air de réaliser qu’il ne tient pas le couteau par le manche à ce petit jeu. Il n’est que l’acteur fugace vite oublié d’un vaudeville médiatique dont le casting lui échappe. Que ne renonce-t-il à ce défi sinistre où il se mêle d’engager sa vie? Il ne suffira pas au ministre de se convaincre de l’innocuité de sa comédie pour s’en préserver. Il risque vraiment sa peau à se prêter aux mises en scène bravaches de reporters aguerris.

De son côté, un journal sérieux comme «Le Temps» n’hésite pas à parler de «rédemption» à propos de la date du 31 octobre. Mais le courant normal de la démocratie institutionnelle, qu’il s’agit de rétablir ce jour-là, représente-t-il une voie de salut, une solution proprement rédemptrice? Faut-il se réjouir de la reprise d’une foire d’empoigne pitoyable à propos de privilèges faisant le bonheur des uns et le malheur des autres?

Pour sa part, Patrick Erard, président de la Commission d’enquête parlementaire (CEP), juge bon de se porter candidat à la succession de Frédéric Hainard. La perspective de l’élection complémentaire a changé la donne pour lui. Tête de file du groupe des Verts au parlement, il fait figure chez les écolos de prétendant idéal pour succéder au ministre sur le départ. Il se porte candidat à la fonction exécutive sur l’invitation pressante, pour ne pas dire oppressante, de ses amis politiques. Patrick Erard prend soin dans la foulée d’annoncer sa démission de la CEP.

Au second tour de l’élection, le candidat des Verts perdra finalement son duel face au prétendant du PLR Thierry Grosjean. Trente-six pourcent du corps électoral a voté au second tour. La victoire du candidat libéral-radical restera dans les annales comme un épisode de la déconfiture institutionnelle accompagnant l’affaire Hainard.

A l’annonce de la candidature du chef de file des Verts, il n’a pas été nécessaire de prier Frédéric Hainard pour qu’il réagisse. «Patrick Erard devait me lyncher pour pouvoir prendre ma place», déclare-t-il à la radio. Selon l’encore ministre, le candidat des Verts s’est appuyé sur son statut de président de la CEP pour l’évincer et le remplacer au gouvernement. Frédéric Hainard en oublie que lui-même excluait de démissionner au départ. La perspective d’une élection complémentaire ne figurait pas à l’ordre du jour de la CEP. Les conditions du lynchage n’étaient pas réunies.

Le verbe de caïd de Frédéric Hainard est symptomatique. La référence au lynchage semble tirée d’un film de gangsters se plaçant au-dessus des lois. Le comportement langagier du ministre manifeste le décalage dont il est coutumier à tout point de vue, sans qu’on sache s’il le fait exprès. Traité de lyncheur, Patrick Erard a beau jeu de se saisir de ce mensonge pour faire oublier sa double casquette de commissaire et de candidat. En campagne, l’ancien président de la CEP ne se prive pas de rappeler que «Frédéric Hainard est le premier responsable de ce qui lui arrive». Mais ce genre de vérité inattaquable n’engage à rien. Elle accroît au contraire la visibilité d’un projet de candidature bâclé, opportuniste et peu crédible.

Après la défaite, les Verts se refuseront à reconnaître le lien entre le revers électoral de leur candidat et son statut d’ancien président de la CEP. Pendant la campagne déjà, cette vérité emmerdante n’a eu droit qu’à un traitement subliminal de leur part. Quoi qu’ils en disent, les écolos ont l’odorat sensible au parfum de la politique politicienne. C’est cela surtout qui a causé la défaite de Patrick Erard. Le citoyen qui se donne la peine d’aller voter n’apprécie pas qu’on le prenne pour un idiot, toutes tendances politiques confondues.

Motif de la convocation des électeurs, l’affaire Hainard n’a fait l’objet d’aucun débat durant la campagne électorale. Personne au sein de l’establishment n’a jugé utile d’en discuter publiquement. Personne n’a cherché à comprendre comment la catastrophe est arrivée. Une franche explication de gravure pouvait ouvrir la voie pourtant à un renouvellement du climat politique. Au lieu de cela, l’encore ministre se fera une joie de prolonger son coup de gueule de caïd d’une demande de récusation de Patrick Erard, adressée à la CEP. Si la requête devait être acceptée, elle entraînerait l’annulation des actes d’enquête déjà produits. Il faudrait nommer une nouvelle commission, tout reprendre à zéro. Prévoyant le résultat de sa démarche, Frédéric Hainard n’exclut pas de poursuivre la procédure jusqu’au Tribunal fédéral. Une façon pour lui de rappeler qu’il n’est pas diplômé pour rien de la faculté de droit de l’Université de Neuchâtel. Il en connaît un rayon sur les possibilités de rallonger le micmac judiciaire, à défaut de pouvoir se l’éviter.

3 – Naufrage

 

A son entrée au gouvernement, en mai 2009, Frédéric Hainard ne débarque pas tout à fait en terra incognita. Ses quatre nouveaux collègues ne lui sont pas étrangers. Il entretient une relation occasionnelle de co-voiturage avec la conseillère d’Etat socialiste Gisèle Ory, domiciliée comme lui à La Chaux-de-Fonds. Ses rapports avec Philippe Gnaegi – président du PLR jusqu’à la récente élection – sont empreints de cordialité.

Par contre, le nouveau ministre de l’économie se réjouit moins de la présence à ses côtés de Jean Studer et Claude Nicati. Ces deux-là, en effet, l’ont à l’œil. Ils connaissent l’oiseau. Ils n’ignorent rien de ses exploits antérieurs. Au Ministère public fédéral, Claude Nicati a eu le temps d’apprécier la geste autocratique de son adjoint. Quant à Jean Studer, il a commis l’impair, trois ans plus tôt, de requérir un avis de droit contre celui qui était encore officier de police.

En plus de cela, sur les cinq membres du Conseil d’Etat fraîchement élu, quatre sont néophytes. Le socialiste Jean Studer est le seul rescapé de l’équipe précédente. Ce contexte ne peut que stimuler l’esprit de rivalité entre les nouveaux venus, soucieux de faire leur trou et marquer leur territoire. Parmi eux, Frédéric Hainard va vite exacerber la concurrence et la transformer en lutte à couteaux tirés.

La présence de Claude Nicati et Jean Studer à ses côtés perturbe le nouveau ministre de l’économie. Ces deux-là savent tout, c’est insupportable. La forme de tutelle qu’ils semblent lui imposer n’est nullement programmée, pas même exercée, mais elle lui pèse. Elle le contrarie dans son tempérament le poussant à prendre l’ascendant et s’emparer du gouvernail. Le ministre de l’économie ressent un sentiment croissant d’impatience et de frustration. Peut-être n’est-il déjà plus en état de soupçonner qu’il sera la première victime de ses dérapages? Ainsi devient-il l’animateur patenté de l’ambiance de règlement de comptes qui va disloquer le navire gouvernemental.

Lors de la révélation des exploits du ministre mué en shérif, Jean Studer, véritable patron de la police, ne se contente pas d’un froncement de sourcil courroucé. En juin 2010, il ordonne une enquête sur les crimes de lèse-majesté prêtés à Frédéric Hainard. Ce dernier est soupçonné aussi d’avoir noyauté à son profit un groupe de policiers chargés d’opérations dites «parallèles». Jean Studer confie les investigations à un juge instructeur du canton de Vaud. On devine ici le degré d’estime en lequel le conseiller d’Etat socialiste tient la magistrature neuchâteloise.

Et puis, la révélation en paraîtra surprenante. Gisèle Ory n’ignorait rien des exploits du ministre-policier. En février 2010, elle a l’occasion d’observer par accident la métamorphose de Frédéric Hainard en enquêteur de terrain. Mais cette bizarrerie la laisse de marbre. S’agissant de l’équipée conduite au domicile de l’institutrice, la ministre socialiste en est informée avant tout le monde par un avocat. Ce dernier la met au courant car il croit savoir que la presse va s’emparer de l’affaire. Mais là aussi, Gisèle Ory ne bronche pas. Elle préfère garder ça pour elle. Elle ne juge pas utile de s’en ouvrir à ses collègues du gouvernement. Elle ne peut espérer pourtant que les choses en restent là. Cela rend encore plus intrigant son mutisme sur le comportement de son partenaire de co-voiturage. C’est le PLR qui a dû être ravi. Gisèle Ory préfère la solidarité entre élus de La Chaux-de-Fonds à celle entre camarades socialistes. Ce croisement d’intérêts aura achevé de ruiner sa relation déjà peu amicale avec Jean Studer. A vrai dire, il ne manquait plus à l’affaire Hainard que le grain de sable de l’antagonisme persistant entre le «haut» et le «bas» du canton. A La Chaux-de-Fonds, on s’y connaît en montres à complications.

Au plus fort du naufrage gouvernemental, Frédéric Hainard tentera de consolider le ralliement de Gisèle Ory à sa cause. Philippe Gnaegi se laisse lui aussi entraîner dans une forme de folle escapade. En début de disgrâce, le ministre-policier n’a pas encore démissionné de ses fonctions. C’est ainsi qu’il invite ses deux collègues à participer à une réunion de mise au point dans un restaurant du canton de Berne. Le choix du lieu vise à préserver la confidentialité de l’entrevue. Frédéric Hainard, en effet, voit des espions partout. Il tente de convaincre ses interlocuteurs que Jean Studer et Claude Nicati le font surveiller jour et nuit, dans le but de le dénigrer.

Le premier tour de l’élection complémentaire, le 31 octobre, marque la fin du règne de Frédéric Hainard en qualité de ministre sans portefeuille. Le voici redevenu simple citoyen. Les jours suivants, les médias l’interrogent sur ses projets d’avenir. L’ex-ministre déclare qu’il n’exclut pas un retour en politique. Il a raison de croire en ses chances, compte tenu du succès croissant de la mouvance populiste.

Sur le plan politique, l’élection du PLR Thierry Grosjean au gouvernement correspond à un statu quo dans le blocage des institutions politiques. En 2009, en effet, les citoyens ont eu l’idée splendide d’élire un parlement à majorité de gauche et un gouvernement à majorité de droite. Pareille configuration suffit à semer la confusion, sans qu’il soit nécessaire d’aller chercher Frédéric Hainard.

A première vue, des citoyens se dotant d’un parlement et d’un gouvernement à majorités discordantes peuvent être considérés comme immatures. Mais on peut en conclure aussi qu’ils ne savent plus à quel saint se vouer. Le canton de Neuchâtel détient le record suisse de la ponction fiscale, toutes catégories confondues, et pas qu’un peu. Ce n’est du reste pas que l’Etat y soit plus généreux qu’ailleurs. La pression des taxes et impôts tient à un appareil administratif surdimensionné, autarcique et peu aimable. Il n’est pas nécessaire de séjourner plus de deux minutes dans un bureau des administrations vaudoises ou fribourgeoises pour réaliser qu’on n’est plus à Neuchâtel. Sans parler du subventionnement opaque de structures para-étatiques multiformes, qui engloutissent on ne sait comment une bonne part du budget cantonal, alors qu’elles pèsent nettement moins lourd ailleurs, avec une efficacité comparable.

Dans ces conditions, l’électeur peut bien entretenir des doutes sur la pertinence des majorités concordantes. Un régime à majorités discordantes recèle au moins la possibilité d’heureuses surprises. Dans un Etat en perte de confiance, il n’est pas absurde de s’en remettre aux probabilités. Des majorités antagonistes peuvent être comprises comme une forme de neutralisation statistique des nuisances politiques à venir.

S’agissant de son style gouvernemental, Frédéric Hainard continue de défendre son bilan et ne reconnaît pas ses erreurs. Comme s’il était possible de régler les problèmes de l’Etat en mobilisant des pelotons de gendarmes pour des affaires à deux balles. Frédéric Hainard n’a jamais eu l’efficacité exécutive dont il prétend donner la mesure. Jouer les caïds semble l’intéresser davange que gouverner. Malgré son apparence d’homme énergique à qui tout réussit, il n’a manifesté aucune intelligence politique durant son court règne. Il en est dépourvu à un degré jetant le doute sur le sérieux de la fonction de conseiller d’Etat.

4 – Changement de cap

 

Début novembre 2010, Frédéric Hainard fait part de sa décision d’ouvrir une étude d’avocat à La Chaux-de-Fonds. Cela correspond pour lui à un repli sur son métier d’origine, qu’il a peu exercé. Sa capacité à rebondir paraît réjouissante, voire stupéfiante. Il parle de «tourner la page» avec le même aplomb qu’il mettait trois jours plus tôt à vouloir se battre jusqu’au bout. Il a besoin d’un revenu pour vivre, c’est aussi simple que cela. D’après ses déclarations aux quotidiens «L’Express-L’Impartial», les procédures destinées à le laver de l’opprobre lui coûtent cher. Le futur avocat reconnaît qu’il est «grillé» dans l’immédiat pour un poste dans l’administration ou la magistrature.

Le 17 novembre, le rédacteur Ludovic Rocchi est désigné lauréat du Prix de journalisme Jean Dumur. La distinction annuelle honore un plumitif dont l’ancien ministre a fait son ennemi personnel. Membre de la rédaction du quotidien «Le Matin», Ludovic Rocchi est celui qui a fait lever la tempête de l’affaire Hainard. Et le jury du Prix de rappeler la mauvaise humeur manifestée au départ par l’establishment à l’égard du journaliste, dont les informations n’ont jamais pu être démenties. Pour les attributaires de la distinction, le lauréat a manifesté dans l’adversité une ténacité qui l’honore. La décision du jury ressemble à un coup de pied de l’âne adressé au parlement.

Fin novembre, l’Ordre des avocats neuchâtelois annonce l’accréditation de Frédéric Hainard au Barreau cantonal. Mais n’est-il pas téméraire d’adouber un personnage menacé d’avoir des comptes à rendre aux tribunaux? Sans parler de l’enquête conduite au niveau fédéral, où les faits incriminés paraissent graves. Sur ce dernier point, cependant, la situation semble évoluer favorablement. Le Ministère public fédéral est en crise. On lui reproche sa tendance récurrente à classer les affaires au lieu de les instruire. En gros, le Ministère public n’a pas l’air de tenir tant que ça à se faire de la publicité sur le dos de son ancien procureur adjoint.

L’ex-ministre inaugure son bureau d’avocat le 1er décembre. L’événement a lieu dans de splendides bureaux comme neufs qu’on nous montre à la télé. On y rencontre même un premier client au visage flouté. A l’entendre, le dynamisme combatif de l’ancien conseiller d’Etat est de bon augure pour sa cause. C’est à vrai dire à écouter aux portes des citoyens frustrés qu’on s’aperçoit que l’ancien conseiller d’Etat est loin de faire l’unanimité contre lui. Une minorité non négligeable de Neuchâtelois continue de penser qu’il a été sacrifié sur l’autel de la magouille politique. Ces malheureux mécontents continuent de percevoir en lui une sorte de gaillard énergique et courageux, tombé en disgrâce pour avoir osé secouer le cocotier. Leur intuition de départ est digne de considération, mais elle se discrédite dans l’identification à Frédéric Hainard. Ce dernier n’a pas été sacrifié. Il s’est enlisé lui-même dans des abus de pouvoir exorbitants.

Depuis juillet, le ministre sans portefeuille fait l’objet d’une procédure pénale de la part d’une victime de ses opérations policières. La plaignante est connue sous le nom d’emprunt que lui a attribué la presse: Olivia. Cette dernière a une fille âgée de 28 ans, institutrice de profession. Début 2010, à la tête d’une escouade policière, le ministre Frédéric Hainard procède à l’interpellation de l’institutrice, afin de confondre sa mère. L’avocat de cette dernière accuse Frédéric Hainard de contrainte, abus d’autorité et faux dans les certificats. Cela ne manque pas d’impertinence. Que de bassesse envers un ministre déchu. Au Grand Conseil, les députés de droite, en particulier, ont l’air de découvrir que la démission du ministre ne forme pas en soi une réponse suffisante. Mais autoriser la comparution judiciaire de Frédéric Hainard revient à demander à l’Etat de rendre des comptes. Est-ce bien raisonnable? En terme d’inculpation, le Ministère public cantonal ne peut rien entreprendre sans la levée de l’immunité du ministre. Et il revient au parlement d’en décider.

A l’heure d’entamer le débat, le Grand Conseil affiche la matoise prudence qui lui sied. Qui ira soutenir sans rougir que la plaignante a tort d’en rajouter? Qui osera dénoncer la procédure réglementaire qui lui a été naguère refusée? Un élu emporté par l’émotion résume ce qu’il faut penser de la suspension d’immunité: une de ces décisions qui ne se prennent pas à la légère… C’est tout juste s’il n’ajoute pas que le parlement a le devoir de couvrir l’absolutisme gouvernemental. Dans sa stratégie de génuflexion devant la puissance de l’Un, le Grand Conseil choisit finalement de désigner un sous-groupe ayant pour mandat d’évaluer la question. Les préposés au pensum ne prendront pas eux-mêmes la décision douloureuse. Ils disposent d’un délai de deux mois pour se fendre d’une recommandation. Des députés formulent le vœu que la sous-commission n’appuie pas trop sur le champignon: «le cas du ministre devra bénéficier de la considération qu’il mérite». Cela veut dire qu’il s’agit bien de liquider le bébé Hainard, mais pas n’importe comment; si possible, sans verser le pouvoir d’Etat avec l’eau du bain.

Comme ladite Olivia s’en expliquera à plusieurs reprises, l’opération policière dont elle fut la cible, perpétrée au nom de l’Etat, l’a marquée profondément. Elle ne s’explique pas l’intervention brutale au cours de laquelle elle n’a bénéficié d’aucune immunité. Y a-t-il quelque chose de pourri sous le soleil neuchâtelois?

L’après-Frédéric Hainard se révèle cruel pour l’amie du ministre. La voici mise à pied de la fonction publique à titre définitif, après une suspension provisoire. En plus d’un faux dans les certificats, on lui reproche ses qualifications bidonnées. Son renvoi de l’administration ne fait pas un pli, c’est le tarif. C’est même juste. Le Conseil d’Etat annonce la sanction sans s’embarrasser de précaution, se faisant fort de livrer au déshonneur une femme de condition modeste, certes pas toute blanche, mais dont la responsabilité paraît quand même limitée. L’amie du ministre peut être inclue au nombre des victimes de ce dernier. Elle ne possède pas la culture juridique propre à l’évaluation des méthodes de son amant flamboyant, de son bienfaiteur de surcroît, envers qui elle a une dette.

Une femme! Une ancienne femme de ménage! Une maîtresse! D’origine étrangère de surcroît! L’amie de Frédéric Hainard fait partie de ces personnes dont le pouvoir d’Etat a le moins à redouter. Accabler publiquement le maillon faible quand on est le plus fort, on en pensera ce qu’on voudra. Génie de la lâcheté, sommet de l’imbécillité, ce qu’on voudra. Le ministre, lui, n’a pas droit à l’admonestation publique. Lui peut attendre les conclusions de l’enquête, la levée éventuelle de son immunité.

5 – Réparations de fortune

 

Trop vite, trop fort, trop loin!

Dès la fin de 2010, on peut observer chez Frédéric Hainard l’usage immodéré de ce slogan de son cru, qu’il ne manque pas d’afficher à chaque fois qu’on l’interroge sur son passage au gouvernement. Il tente une nouvelle fois de faire passer le message à l’occasion d’une interview sollicitée par la Radio suisse romande (RSR), le 31 décembre, dernier jour de l’an.

La formule «trop vite, trop fort, trop loin» comporte une dimension messianique. C’est l’Histoire, finalement, celle avec un grand «H», qui reconnaîtra les dons visionnaires de l’ancien ministre. Le 31 décembre, toutefois, la journaliste de la RSR préposée à l’interview reste ferme. Trop vite, trop fort, trop loin, ça ne l’impressionne pas. Elle n’est pas du genre à esquiver les sujets qui fâchent. Elle s’en tient bêtement aux abus de pouvoir reprochés à son interlocuteur. Et ce dernier de répondre en se référant constamment à «l’affaire Hainard», comme si la chose ne le concernait que de loin. «L’affaire Hainard» démontre que, «l’affaire Hainard» révèle que, etc. Formule magique destinée à faire passer ses déclarations évasives.

Les mots «problème» et «dysfonctionnement» reviennent une bonne douzaine de fois en cours d’interview. «L’affaire Hainard résulte d’un certain nombre d’autres dysfonctionnements». Merci pour le «un certain nombre», pas davantage explicité que les «autres» dysfonctionnements. Du vent. Et l’ancien ministre d’affirmer aussi: «J’ai suffisamment d’éléments à donner au Ministère public pour considérer que je n’ai commis aucune infraction». Mais de quels «éléments» s’agit-il? Et pourquoi «suffisamment»? Que signifient ces formules indéchiffrables? Recèlent-elles suffisamment d’éléments pour conclure à l’insuffisance des réponses?

S’agissant de sa démission, Frédéric Hainard l’évoque désormais au nom de la noble nécessité de «servir et disparaître». Beau comme l’antique. L’ancien ministre toutefois s’abstient d’évaluer le coût du service. La facture sans doute se compte en centaines de milliers de francs, compte tenu de l’envergure des opérations policières illégitimes, de huit mois de salaire perçu sans contrepartie (deux mois de rab auxquels s’ajoutent six mois réglementaires), d’une apprentie sans qualification royalement rétribuée, des frais et honoraires relatifs à la CEP, des deux tours d’élection organisés à l’impromptu, sans parler des sommes jetées par les fenêtres dans le sabordage des enquêtes conduites en Amérique du Sud. A ce taux-là, le contribuable ne peut pas douter de la qualité du service.

Dans l’interview, Frédéric Hainard se dit favorable aussi à la levée de son immunité. Selon lui, ce sera «l’occasion de demander à des gens de venir…». L’ancien ministre ne dit rien de ces «gens» sommés de «venir», mais on peut présumer qu’il s’agit des témoins qui l’ont accablé devant la commission d’enquête. Sûr qu’ils vont se dégonfler au premier contre-interrogatoire, ayant affaire à un spécialiste.

La rhétorique de Frédéric Hainard semble échapper au sens commun. Logique présomptueuse, messianisme de carnaval. Comment démêler les torchons des serviettes quand il n’y a ni torchons ni serviettes? Les figures de style du ministre ne stimulent pas longtemps l’enthousiasme analytique. Il s’y mêle vite des soupirs d’impuissance.

L’année 2011 va débuter en musique pour l’ancien ministre. Le rappeur Decs de La Chaux-de-Fonds diffuse à mi-janvier un morceau de sa composition intitulé «La pente est raide Fred». Le musicien apostrophe Frédéric Hainard sans le ménager, mais non sans une pointe d’humour fraternel. Contacté par la télé Canal Alpha, l’intéressé accueille la prestation artistique d’un air mi-figue mi-raisin. D’un côté, ça flatte son ego; de l’autre, ça fait partie du complot.

L’an nouveau se présente mal néanmoins pour l’ex-conseiller d’Etat. Fin janvier, le parlement rejette sa demande de récusation de Patrick Erard. Il accepte en revanche la levée de son immunité. Le vote des députés est sans appel, unanime, éclatant, comme riche d’une bonne résolution de Nouvel an. Le Grand Conseil manifeste qu’il en a par-dessus la tête de l’affaire Hainard. Les députés souhaitent «tourner la page», selon la formule qu’ils ressassent à s’en étourdir.

La levée d’immunité autorise le ministère public à classer ou instruire la plainte émanant d’Olivia. Parallèlement, la décision du parlement remet sur le devant de la scène une affaire presque oubliée. Cinq ans après les faits, un juge d’instruction est chargé d’y mettre le nez. Les investigations portent sur une intervention policière survenue le 2 septembre 2005. Au moment des faits, Frédéric Hainard exerce la fonction d’adjoint au chef de la police judiciaire. Il participe à ce titre, le 2 septembre, à une opération gendarmesque destinée à cueillir à sa sortie du bus, qui le ramène de l’école, l’enfant d’une émigrée russe clandestine. Après son interpellation, l’écolier âgé de douze ans est conduit au poste de police, où le rejoint sa mère alertée par les auteurs de l’opération. Le juge d’instruction nommé en 2010 a pour tâche d’évaluer les niveaux de responsabilité dans cette intervention peu glorieuse, peu regardante des conventions internationales sur les droits de l’enfant.

Il n’est pas interdit, en effet, de s’interroger sur le sens de la manoeuvre policière. Neuchâtel est acquis de longue date au principe de la scolarisation des enfants clandestins. Avec celui de Genève, le canton a joué un rôle pionnier en Suisse dans ce domaine, selon la ligne définie par l’ancien conseiller d’Etat et conseiller national libéral Jean Cavadini. Peut-on raisonnablement arrêter à sa sortie de l’école un enfant dont le droit à la scolarisation est garanti? Sans compter que, quelques années auparavant, la police neuchâteloise a été distinguée par Amnesty International pour son éthique respectueuse des droits de l’homme.

Pour l’enfant et sa mère, les choses ne traînent pas. Le couple réuni est expulsé de Suisse sans délai, par un vol à destination de son pays d’origine. Il n’est pas interdit de s’interroger sur la procédure expéditive. L’ordre d’expulsion est contresigné par le conseiller d’Etat socialiste Bernard Soguel. Le respect des droits de l’homme n’a pas semblé utile au règlement du problème. Les lois en vigueur prévoyaient pourtant ce qu’il faut. Mais les choses ont tourné autrement. Circulez, y’a rien à voir…

A la fin de 2005, les cercles politiques vont s’émouvoir de la méthode utilisée. Le conseiller d’Etat socialiste Jean Studer finit par ordonner une enquête administrative sur les actes imputés aux participants à l’opération policière. Le conseiller d’Etat n’imagine pas alors la suite du feuilleton. Car, en 2006, l’officier de police judiciaire Frédéric Hainard est inconnu du public. Il n’a pas encore de visibilité politique. Il n’est qu’un policier soumis à une requête d’avis de droit. Rien encore ne le désigne comme le vainqueur de l’élection au Conseil d’Etat prévue trois ans plus tard, en 2009. Jean Studer s’en prend sans le savoir à un futur collègue.

La procédure d’enquête cependant va faire long feu. A la fin de l’année 2006, elle se perd dans les sables, du fait de l’entrée en fonction de Frédéric Hainard au Ministère public de la Confédération. La mutation de l’officier judiciaire sous juridiction fédérale se déroule sans tambour ni trompette. Le Ministère public fédéral est tenu dans l’ignorance de l’avis de droit relatif à son nouveau collaborateur. Un mot de trop pourrait compromettre son envol vers la carrière. Le recasement de l’officier judiciaire sous d’autres cieux permet d’évacuer sous le tapis une source potentielle de problèmes. Dans son soulagement de voir Frédéric Hainard prendre la porte, l’establishment ne soupçonne pas une seconde son prochain retour triomphal par la fenêtre. Tant de discrétion pour rien finalement. On n’allait plus pouvoir l’appeler Fredo, s’il se mettait en tête de se la jouer «Hainard le Retour».

L’officier de police entame sa carrière fédérale sous les ordres d’un autre magistrat neuchâtelois, Claude Nicati, en poste depuis plusieurs années en qualité de Procureur de la Confédération. Ce personnage en vue n’a pas coupé les ponts avec son canton d’origine, où il a maintenu son domicile. Comme Frédéric Hainard, il est membre du PLR. Les deux hommes seront élus du reste simultanément au Conseil d’Etat, en 2009, mais ici s’arrête la comparaison.

Dans les faits, la relation de Frédéric Hainard avec son présumé mentor fédéral ne tarde pas à virer à l’aigre. Claude Nicati apprécie modérément, on peut le deviner, l’enquête de style particulier conduite en Uruguay. Deux ans plus tard, lors de la campagne électorale, les deux collègues font figure d’ennemis de longue date malgré le rapprochement de leur nom sur la liste du PLR. Leur cordiale détestation réciproque est de notoriété publique, ce qui ne les empêche pas d’être élus au Conseil d’Etat.

La femme russe, cependant, a bel et bien existé. Le départ de Frédéric Hainard sous d’autres cieux ne la fait pas disparaître du décor. La magistrature est tenue de produire une décision de droit à la suite de l’arrestation et de l’expulsion du couple mère-enfant. Le Ministère public cantonal procède à la dénonciation de l’immigrée russe pour séjour illégal. Quant aux circonstances de son arrestation, cela ne relève pas de la procédure pénale, point à la ligne. Le tribunal de police condamne la prévenue à une peine symbolique de renvoi, à l’issue d’un procès intenté à une personne déjà expulsée, dont on est sans nouvelle, dans l’impossibilité d’assister à son jugement. Et hop! tout cela est censé passer comme lettre à la poste.

Interpellée sur la question, la Cour de cassation pénale va infirmer le jugement du tribunal de police. Dans son commentaire, elle n’est pas tendre pour le Ministère public cantonal. Elle fustige une procédure au rabais. A propos de l’arrestation de l’enfant russe, puis de la mère de celui-ci, la Cour n’hésite pas à parler de «subterfuge digne d’un Etat totalitaire».

Par la suite, l’élection au gouvernement cantonal de Frédéric Hainard va procurer à ce dernier l’immunité attachée à sa fonction. Son statut de fonctionnaire fédéral, puis celui de ministre, empêcheront tour à tour de faire la lumière sur son rôle dans l’affaire de l’écolier arrêté à sa sortie de l’école. Et que vogue le navire!

Puis voici que Frédéric Hainard, devenu conseiller d’Etat, ne tarde pas à se distinguer dans une opération époustouflante de détention. La victime en est une institutrice, que le shérif fait arrêter dans l’intention de confondre sa mère Olivia, soupçonnée d’irrégularités sur l’aide sociale. Le raid chez l’institutrice mobilise une escouade de flics qui n’ont rien à faire là, ni à se mettre aux ordres d’un conseiller d’Etat qui ne détient pas l’autorité sur la police. Toutes les exigences de la retenue sont ici enfoncées. Le ministre de l’économie se charge d’instruire en personne, aux heures nocturnes, les malversations imputées à la mère, qui se révéleront insignifiantes (paperasse administrative complétée de façon négligente, apparemment sans intention délictueuse).

Olivia et sa fille institutrice ne sont pas des citoyennes réfractaires à l’autorité. Il est avéré qu’elles pouvaient être contactées et interrogées sans tintouin gendarmesque. A la tête de son escouade personnelle, le conseiller d’Etat semble s’abandonner à l’ivresse de sa conception personnelle de l’exercice du pouvoir. Pas possible toutefois d’en dire autant de l’interpellation de l’enfant russe. En août 2012, le juge d’instruction publie une ordonnance de classement de l’affaire de l’écolier arrêté en 2005. Frédéric Hainard n’a pas commis d’abus d’autorité.

On peut tenter d’imaginer les raisons qui ont poussé le Procureur de la République à mettre la pédale douce sur ce cas en 2005-2006. Peut-être redoutait-il le discrédit, somme toute injuste, jeté sur l’ensemble des membres d’une police honorée par Amnesty international? Peut-être souhaitait-il ménager l’opinion publique, toujours crispée sur les questions d’immigration? La pauvre femme russe était coupable de clandestinité. Elle devait être interpellée de toute façon. La méthode aurait pu être plus prévenante, avec cependant pour seul effet de différer une expulsion inévitable, compte tenu du droit suisse en la matière.

La mise bout à bout de ces puissants motifs paraît convaincante d’un point de vue patriotique. En 2005-2006, le ministère public neuchâtelois a montré comment il concevait son rôle. Le pouvoir et ses représentants sont irréprochables, ils n’ont pas de compte à rendre. L’état de droit, c’est pour les autres. Cette attitude a favorisé, de façon indirecte, l’ascension de Frédéric Hainard dans la carrière et le jeu politique. Certes, le procureur ne pouvait pas savoir que la situation allait dégénérer.

L’affaire Hainard est la conséquence d’un état d’esprit que chacun sera libre de qualifier. En 2009, lors de la campagne électorale, les dirigeants du PLR ont toutes les cartes en main pour évaluer le niveau de risque inhérent à leur candidat. Mais ils préfèrent fermer les yeux. Frédéric Hainard détient un important potentiel de suffrages à La Chaux-de-Fonds. On ne va pas trouver à redire à… De l’histoire ancienne… Celui qui va être élu ministre bénéficie de l’état d’esprit officiel conciliant à son égard. Il n’a pas à forcer son talent.

Comme on finira par l’apprendre, les responsables de la police sont conscients en 2005 d’abriter dans leurs rangs un officier judiciaire particulièrement zélé. Frédéric Hainard délaisse volontiers les tâches procédurales formant l’ordinaire de sa mission. La paperasse n’est pas son truc. Le jeune officier aime surtout à s’impliquer dans des manœuvres gendarmesques qui en jettent plein la vue, avec force véhicules cillant de leurs feux bleus. A tel point qu’il se révèle nécessaire de le «recadrer». Sa hiérarchie lui reproche de n’en faire qu’à sa tête. Elle lui demande de mettre un bémol à ses intervention époustouflantes.

Les termes du recadrage n’esquissent-ils pas le scénario du ministre mué en shérif? Des devoirs liés à sa charge, Frédéric Hainard n’en a cure. Dès le départ, quelque chose ne cadre pas chez l’officier recadré. Les abus de pouvoir qu’il commet plus tard en tant que conseiller d’Etat semblent prendre simplement le relai de ceux perpétrés en Uruguay. Difficile de comprendre la mansuétude observée à son égard. Le ménager revenait à prendre un risque idiot. Cela s’est vérifié sous la forme d’une crise de régime.

L’histoire du recadrage a été révélée en décembre 2010 par les quotidiens «L’Express-L’Impartial». Elle résulte d’une fuite d’un document compilé par la commission d’enquête. Mais la présentation des faits ne va pas plus loin que l’exposé divertissant. L’officier judiciaire aime à diriger le bal rutilant des voitures de police, mais encore? La CEP ne laisse échapper de ses cartons que ce qui peut épater la galerie. Comme son mandat exclut les années 2005-2006, elle n’a pas à connaître du détail. Sa mission de recherche de la vérité à propos de Frédéric Hainard s’arrête aux portes du sanctuaire d’où paraît émerger la lumière.

Le désastre du ministre justicier n’est pas entièrement le fruit du hasard, mais le résultat aussi d’une dérive autocratique, où tout le monde n’est pas logé à la même enseigne lorsqu’il s’agit de rendre des comptes. La thèse de l’erreur de casting ne tient pas la route, bien qu’elle continue de flotter dans l’opinion. Quant à la thèse du naufrage des institutions, elle semble inconvenante. Parler de sabordage, de se tirer une balle dans le pied, paraît plus approprié.

Début 2011, c’est au tour du Procureur de la République d’annoncer sa démission. Personne, à cette occasion, n’a le mauvais goût de se souvenir de l’écolier russe. Le magistrat sur le départ a accepté l’offre de service d’une importante fédération internationale. L’annonce de son retrait est suivie d’un grand silence frisé de la part des médias et au sein de la corporation judiciaire. L’événement n’en est pas un.

De leur côté, sonnés par l’affaire Hainard, gouvernement et parlement ne semblent pas très en forme. A la fin du mois de mars, le Tribunal fédéral ordonne l’annulation d’une votation cantonale prévue en avril. Le scrutin à double volet liait les deux votes. Il était difficile de dire «oui» à l’un sans dire «oui» à l’autre. Cette cuisine concoctée par le PS et le PLR n’a rien à voir avec l’affaire Hainard, mais elle reflète bien l’état d’esprit qui l’a rendue possible. Un groupe de roturiers cependant a dénoncé le lien illégal établi entre les volets du scrutin. Et le Tribunal fédéral de donner raisons sur toute la ligne aux dangereux révolutionnaires. Il se fait fort de rappeler à leur devoir les autorités neuchâteloises, sans doute pas encore au courant de la disparition en 1848 de l’Ancien régime aristocratique.

L’annulation et le report du scrutin provoquent un télescopage administratif. Des citoyens ont déjà voté par correspondance, d’autres ne savent plus ce qu’ils doivent faire. Les autorités doivent se fendre d’une campagne d’information. Le contretemps et l’organisation d’un nouveau scrutin représentent quelque argent jeté par les fenêtres. La somme n’est pas considérable, mais, dans le contexte de l’affaire Hainard, le gaspillage fait mauvais genre.

Au mois d’avril, lors de la divulgation des comptes de l’Etat, le gouvernement présente comme bénéficiaire un résultat chiffré négatif. Pour parvenir à cette conclusion, il exclut du bilan les millions provisionnés en vue de futures dépenses. Un déficit qui est un bénéfice, voilà ce qu’il faut entendre. Que signifient ces salades? A jouer ainsi au chat et à la souris avec l’opinion, le gouvernement ne peut pas mieux s’y prendre pour lancer les carrières populistes à la façon Frédéric Hainard.

Le 20 avril 2011, la publication du rapport de la CEP fait l’effet d’un coup d’épée dans l’eau, compte tenu des fuites en cascade ayant précédé sa diffusion. L’épais document peut se résumer en une phrase: toutes les «allégations» des médias sont confirmées. Le rapport égratigne aussi le PLR pour avoir ignoré la personnalité problématique de son candidat. La publication tardive du document est imputée entièrement à Frédéric Hainard. Il faut comprendre ici que le champion du contre-interrogatoire a échoué dans sa tentative de retournement de l’accusation.

Comme le suggère la CEP, Frédéric Hainard ne s’est pas fabriqué tout seul, mais il importe à présent de «tourner la page». Le rapport fait bondir à nouveau la fréquence d’usage de cette locution. La revoici sur toutes les lèvres, toutes les antennes. Elle tient lieu d’unique commentaire. Le gouvernement va en payer néanmoins le prix électoral. Aucun de ses membres ne figurera dans le nouvel exécutif élu en 2013.

6 – Epilogues judiciaires

 

Nous voici début 2017, cinq ans après les faits rapportés dans les sections précédentes. Les aléas judiciaires de l’affaire Hainard n’auront pas épargné l’auteur de ces lignes. Je m’autoriserai par conséquent l’usage du pronom de la première personne pour évoquer la suite.

Le 2 février 2017, j’ai été reconnu coupable de diffamation au dépens de Frédéric Hainard, devant la Cour d’appel de Neuchâtel. Je me suis résolu de ce fait à reprendre le texte qui m’a valu incrimination, mis en ligne en décembre 2013. La première version du document a été retirée du web. Elle n’existe plus.

Frédéric Hainard a porté plainte contre moi dès la parution de la première version. Six mois plus tard, en juin 2014, après une tentative de conciliation, je suis condamné pour diffamation par voie d’ordonnance pénale. D’entente avec mon avocat, je décide de recourir contre la sentence. En séance de conciliation, Frédéric Hainard a exigé le retrait de l’entier de mon texte, alors que sa plainte porte seulement sur un point particulier.

Début 2016, le tribunal pénal maintient ma condamnation pour diffamation. Et voici que le verdict vient d’être confirmé en appel. Il me reste trente jours pour adresser un recours au Tribunal fédéral, mais j’y renonce. Amender mon texte afin d’en assurer la survie me paraît plus urgent.

Dans sa plainte, Frédéric Hainard juge attentoire à son honneur le rapprochement opéré, dans la première version de mon texte, entre le traitement réservé à l’écolier russe et, cinq ans plus tard, à l’institutrice. J’évoque à ce propos la répétition d’un «vieux truc sadique», que j’associe à un comportement «pervers» ou «de style facho».

L’argument du plaignant se veut subtil. Selon lui, je ne tiens pas compte du classement en sa faveur de l’affaire de l’écolier russe. En effet, sept ans après les faits, le ministère public a publié une ordonnance rejetant le soupçon d’abus d’autorité porté sur Frédéric Hainard et ses collègues. L’officier de police et les agents qui l’accompagnaient n’ont fait que suivre les sollicitations de la voie hiérarchique. Fort de ce classement, le plaignant fait valoir qu’il est diffamatoire de ma part d’invoquer la récidive à propos du garçon russe et de l’institutrice.

J’ai admis devant le tribunal que l’ordonnance de classement, parue en août 2012, m’avait échappé. Je n’ai pas pu m’en expliquer. Je devais être en voyage, absent de Neuchâtel, je ne sais plus. Et comment aurais-je pu soupçonner la publication à l’impromptu d’un document qu’on n’attendait plus? Pour les juges, j’aurais dû entreprendre les recherches nécessaires, si possible durant moins de sept ans. J’avais l’opportunité et les moyens de réviser mon texte écrit en 2010-2011. Je me suis montré négligent, je l’admets. En regard d’une opinion, la chose jugée vaut pour vérité de référence. Je ne vois pas le Tribunal fédéral contester cette interprétation.

Devant la Cour d’appel, j’ai précisé ceci: la sentence favorable à M. Hainard à propos de l’écolier russe ne remet pas en cause sa participation à l’opération gendarmesque. Sur ce point précis, je mets en exergue le témoignage d’une policière mobilisée durant l’intervention. Selon les premières déclarations de cette dernière, recensées en 2006, c’est Frédéric Hainard qui dirigeait l’opération et la méthode. Le propos confirme celui de l’immigrée russe et de son fils. Cependant, en première instance comme en appel, le tribunal refuse la production des documents relatifs à ces témoignages, dont je ne pouvais pas avoir connaissance quand j’ai rédigé mon texte. Frédéric Hainard en fin de compte n’a pas commis d’abus d’autorité, comme en atteste l’ordonnance de classement publiée en août 2012. Il est diffamatoire par conséquent de le qualifier de récidiviste, dès lors qu’il n’a accompli que son devoir républicain en participant à l’arrestation de l’écolier russe.

D’avoir connaissance de l’ordonnance de classement aurait-il pu modifier ma position? Je l’ai dit en appel: le mode opératoire auquel participe M. Hainard se répète, les faits sont têtus. Mais, dans leur verdict, les juges assument que, justement, je manque à établir la vérité de ce que j’avance. L’ordonnance de classement établit qu’il y a diffamation à parler de récidive à propos de l’interpellation abusive de l’institutrice. Je m’incline, je tire la leçon de mon impuissance.

Un sujet de satisfaction néanmoins dans le verdict de culpabilité. Le tribunal ne reconnaît pas les prétentions à l’indemnisation de Frédéric Hainard. Les juges n’ont pas reconnu la «souffrance» invoquée par l’avocat du plaignant. Pas de réparation pour tort moral, donc; toujours
ça de gagné. En plus d’une peine de 30 jours-amende à 20 francs, avec sursis, les frais judiciaires et ceux consacrés par le plaignant à sa défense se montent pour moi à 6000 francs.

Deux autres personnes visées par les plaintes de Frédéric Hainard s’en sont mieux tirées que moi. La procédure intentée au journaliste Ludovic Rocchi, correspondant du «Matin», a eu le temps de mourir de sa belle mort, au terme du délai de prescription. Une autre procédure visait le Commandant de la police cantonale, accusé de trahison calomnieuse du secret de fonction. Ce dernier s’était ouvert aux médias de la tentative de «recadrage» de l’officier de police judiciaire. Le Commandant par la suite a été promu à un poste en vue de haut fonctionnaire fédéral, attaché à la sécurité nationale. L’instruction de la plainte dirigée contre lui a été confiée à un magistrat extérieur, un juge d’instruction de Bienne, lequel a débouté Frédéric Hainard.

S’agissant des poursuites judiciaires engagées contre ce dernier au niveau fédéral, il s’est produit comme un miracle. Le magistrat chargé de l’instruction a jugé indécente la décision du Ministère public fédéral d’enterrer le dossier. En avril 2013, le Tribunal administratif fédéral, siégeant à St-Gall, a donné raison au récalcitrant. Il a annulé la décision du ministère public et ordonné la reprise de la procédure. En décembre 2013, une ordonnance pénale fédérale prononce ainsi la condamnation de Frédéric Hainard pour abus d’autorité et violation de la souveraineté territoriale de l’Uruguay. Contesté par voie de recours, le jugement est confirmé en septembre 2014 par la Cour pénale fédérale de Bellinzone.

En octobre 2015, à titre d’ultime possibilité de recours, le Tribunal fédéral reconnaît définitivement les faits d’abus d’autorité et de violation de la souveraineté territoriale étrangère. Le prévenu écope d’une peine de 100 jours-amende à 120 francs, assortie d’une amende de 2400 francs. Les frais judiciaires de plusieurs milliers de francs sont à la charge de l’accusé.

S’agissant des poursuites pénales neuchâteloises, en particulier celles relatives à l’affaire Olivia, Frédéric Hainard est reconnu coupable en première instance d’abus d’autorité, contrainte et faux dans les certificats. Le jugement rendu en septembre 2014 inclut une peine avec sursis de 40 jours-amende à 100 francs. En appel, la sanction sera aggravée au niveau de 60 jours-amende à 160 francs. Le prévenu doit s’acquitter d’une amende de 3000 francs et des frais de justice s’élevant à 5000 francs. Ce dispositif de jugement fera l’objet d’un ultime recours. En mars 2016, le Tribunal fédéral déboute Frédéric Hainard et confirme définitivement la sentence.

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