La monnaie franche, un ordre économique naturel?


La monnaie franche: un concept économique révolutionnaire né de l’esprit de Silvio Gesell, un Européen avant l’heure, père Allemand, protestant; mère Belge francophone, catholique.

PAR NARCISSE NICLASS

A 16 ans, Gesell travaille à la Poste impériale, puis dans l’entreprise de ses frères à Hambourg et à Malaga. A 25 ans, en 1887, il épouse Anna Boettger à Montevideo où il ouvre une succursale avec sa famille. Son travail lui apporte la réussite dans le commerce international.

Cet économiste oublié a toujours fait sourire les milieux de la finance et même les politiciens. C’est déjà un effet positif dans ces milieux coincés mais pas suffisant pour répandre son idée étonnante: la disparition du capitalisme financier et spéculateur. Cet homme d’affaires a fait fortune en Argentine où il a aussi connu, en 1891, une crise monétaire violente. Inspiré par le socialisme de Pierre-Joseph Proudhon, il a bâti la théorie de la Monnaie franche ou monnaie fondante. Avec ce système monétaire, il n’est plus possible de s’enrichir en dormant. Le capital qui ne circule pas ne porte pas d’intérêt, au contraire, il est frappé d’un intérêt négatif.

Fortune faite, installé depuis 10 ans dans une ferme du canton de Neuchâtel, il  écrit, en 1911, son oeuvre majeure: «L’Ordre Economique Naturel». Précédemment, il avait publié, à compte d’auteur, d’autres ouvrages à caractère économique, traitant du système monétaire qu’il voulait réformer. Malgré ses nombreux livres et brochures, il ne fut jamais considéré comme un économiste sérieux. Il est vrai que le changement de paradigme proposé est encore une révolution au XXIe siècle. Prudhon avait déjà énoncé: «Procurez à l’économie un circuit fermé, c’est-à-dire un échange parfait et régulier des biens; élevez la marchandise et le travail au rang de l’argent liquide, alors la communauté humaine est assurée, le travail est organisé raisonnablement».

Concrètement, les réalités physiques ne permettent pas une application parfaite de ce principe. L’argent peut être thésaurisé, le travail non et certaines marchandises perdent de leur valeur avec le temps. Les stocks coûtent. Les produits naturels sont périssables. L’argent, lui, ne se dégrade pas, reste liquide et dans le système capitaliste rapporte des intérêts en facilitant la spéculation aveugle. Un bateau céréalier devient des dollars sur un compte.

Ses études et développements valurent tout de même une certaine notoriété à Silvio Gesell. En 1919, il est nommé Ministre des finances de la République de Bavière et quitte Neuchâtel. Malheureusement, cette période révolutionnaire prit fin après un mois. La mise en application de sa théorie ne put avoir lieu. L’armée reprit le pouvoir. Il fut traduit en justice pour trahison mais acquitté. Il est mort le 11 mars 1930. Certains de ses travaux furent traduits en anglais. Mais, c’est en 1948 seulement que «L’Ordre Economique Naturel» fut publié en français. Epuisé, ce livre fut longtemps introuvable. Aujourd’hui, ce pavé de 400 pages est disponible sur internet. Le système financier international est trop sûr de sa puissance pour se remettre en question. Les idées de Silvio Gesell sont restées au placard, sauf en Suisse alémanique où des artisans sont passés à l’action concrète. C’est le système de monnaie complémentaire connu sous le nom de WIR. En plus de 75 ans, le principe a dû évoluer mais l’application demeure fidèle. Ce laboratoire helvétique capte la curiosité et fait envie à l’étranger.

La physiocratie, ou gouvernement de la nature, date du XVIIIe siècle. Cette approche est considérée comme la première théorie économique modélisable. Le Français François Quesnay en est le père reconnu. Pour cette école, au final, seule la terre, l’agriculture, laisse un produit net. L’industrie et le commerce se contentent de transformer les matières premières. Les économistes doivent respecter l’ordre naturel gouverné par des lois physiques.

Silvio Gesell a été influencé par cette école des physiocrates tout en sachant intégrer la notion de monnaie comme outil d’échange. Il valorise aussi le travail dans toutes ses fonctions, industrie et commerce. Son postulat du rôle déstabilisateur de l’argent est prouvé mainte fois dans l’histoire. Il a vécu la crise en Argentine et le fameux Jeudi noir du 24 septembre 1929.

John Maynard Keynes, encore une référence aujourd’hui, économiste Anglais, écrira dans sa «Théorie générale», en 1936 : «L’avenir aura plus à tirer de la pensée de Gesell que de la pensée de Marx». Il relève les qualités du travail de Silvio Gesell mais sans tenter de le comprendre ni de l’expliquer. C’est regrettable car, en fait, Silvio Gesell valorise le rôle de l’entrepreneur, le goût du risque et de l’action. Ces qualités ne sont-elles pas compatibles avec une économie libérale? Silvio Gesell prophète, anarchiste, utopiste? Dans le contexte économique mondial, ses réflexions sont à reconsidérer. Certaines organisations régionales, des villes mêmes, le font. Plusieurs expériences naissent actuellement en France. Une banque fonctionne au Brésil.

Quand vous avez un bien à vendre, le stocker coûte et certaines marchandises peuvent aussi se déprécier pour des questions physiques ou d’évolution de la demande. Quand vous avez de l’argent sur un compte, au contraire, il rapporte un intérêt et sans rien entreprendre vous vous enrichissez. L’argent a ainsi un pouvoir que le travail et les marchandises n’ont pas ou plus. Il faut rétablir l’ordre naturel en enlevant son pouvoir à l’argent avec un intérêt négatif, même faible. Ainsi, il n’y aurait aucun sens à capitaliser des montagnes de dollars pour spéculer. La monnaie doit circuler pour favoriser les échanges. En 2012, nous sommes sur le bon chemin. Le taux d’intérêt directeur de la Banque centrale américaine est proche de zéro depuis un an et va rester à ce niveau pour plusieurs années. C’est certain !

Le mécanisme de la monnaie franche est remis au goût du jour régulièrement mais toujours d’une façon locale et limitée. De nombreuses expériences proches de l’idée de Silvio Gesell sont nées en Autriche, en Allemagne, au Canada mais aucune n’a vraiment été durable. Exception: le système WIR en Suisse. Cette coopérative fut fondée par des artisans en 1934, la même année que la défunte Swissair. Tout un symbole. Il y a plus de 75 ans, ces entrepreneurs indépendants, pragmatiques, ne sont pas sortis de St-Gall. En 2012, le bilan de la Banque WIR  avoisine les 5 milliards. Les avoirs en WIR sont à parité avec le franc suisse. Un WIR vaut un franc. La monnaie WIR est une monnaie complémentaire tolérée maintenant par la Confédération. Les premiers artisans coopérateurs connaissaient bien les travaux de l’économiste de Neuchâtel et sont passés à l’action. C’étaient les indignés du krach boursier de 1929 et les victimes de la crise des années trente.

Article paru dans la “Cité” du 5 au 19 octobre 2012

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Un commentaire à “La monnaie franche, un ordre économique naturel?”

  1. Daniel P. 8 octobre 2012 at 17:47 #

    Bonjour,

    A ce sujet, on pourra également étudier avec profit le Freigeld de Wörgl. Situé dans l’ouest autrichien, ce petit village a fait parlé de lui dans les années 20, lorsqu’a été introduite localement la monnaie franche dans une période de grave crise économique européenne.

    Après à peine un an, le succès de l’initiative a été tel que d’autres villes ont souhaité à leur tour adopter le ‘freigeld’. La Banque Centrale Autrichienne, soucieuse de son monopole sur la monnaie, n’a ensuite pas tardé à interdire toute forme de monnaie alternative, mettant ainsi un terme au freigeld.

    J’en ai tiré le sujet de mon mémoire de fin d’étude, le taux d’intérêt nominal négatif (tp://turningnegative.free.fr/). Avec quelques années de recul, cependant, j’émettrais quelques réserves : en mettant l’accent sur la vitesse de circulation de la monnaie comme
    moteur d’activité, cette analyse omet complètement les conditions de la formation de capital. Sans épargne, pas d’investissement et in fine pas de production. Le problème qui court dans les cercles de monnaie franche est de réduire la détention de monnaie liquide à de la spéculation de rentier. Contestable. De même, la monnaie fondante qui encourage la dépense au dépense de la précaution, n’est-elle pas par défaut interventionniste, étatiste et donc anti-libérale ?

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