La Suisse et l’Europe, une histoire de chat et de souris qui risque de prendre une tournure crottée


La Suisse? L’Europe? Cette histoire de chat et de souris risque de prendre une tournure crottée.

PAR PIERRE KOLB

Il y a quinze jours le microcosme fédéral en était à laisser tranquillement mijoter son ragoût européen dans l’attente des conséquences que le Conseil fédéral doit tirer du scrutin sur l’immigration, attente vaguement animée par des bruitages pro-européens de l’organisation Nomes. C’est alors que Christoph Blocher, sans autre raison compréhensible que son évident agacement face à l’activité médiatique dudit Nomes, a lancé un fulgurant pétard mouillé, son départ du Conseil national, où il était devenu inexistant. Une annonce assortie du rappel de sa position anti-européenne, dont il entend de nouveau ressasser avec force l’argumentaire. Un anti-événement, ce départ à ce moment, qui a tout de même bénéficié de l’attention complaisante des donneurs de ton de la planète média. Ce coup de projecteur sur l’ego du chef a suffi pour éclipser – mais en était-il besoin? – l’opération «états généraux européens» du Nomes.

On en est là. Christoph Blocher met en place, sans bien expliquer pourquoi puisqu’il dispose déjà de son bras armé l’ASIN, un nouveau comité anti-européen, avec un noyau dur de fidèles hallebardiers. Il annonce également, et l’on n’était pas habitué à d’aussi explicites considérations, qu’il est prêt à mettre sa fortune à disposition pour ce qui manquerait des cinq millions pense-t-il nécessaires en vue de combattre l’intégration européenne à laquelle Didier Burkhalter travaille. Avertissement clair. Le nerf de la guerre n’est pour lui pas un problème, alors que le Nomes a, lui, souvent déploré manquer d’argent. Ces gens peuvent bien se réjouir des forces nouvelles suscitées par l’électrochoc du scrutin contre l’immigration, qui aurait gonflé leur effectif, entre trois mille et 3500, d’un bon dixième. Leur ordre de grandeur n’en reste pas moins celui d’un groupuscule.

Ces mêmes jours, Didier Burkhalter a mis en avant l’éventualité d’une consultation populaire dans les deux ans sur la voie bilatérale. Le délai semble court, mais l’essentiel est cette volonté affichée de recentrer le débat sur l’option Suisse-UE bilatérale. Son renforcement devrait, compte tenu des souhaits affichés par l’Union européenne, s’apparenter à la définition d’une sorte de statut d’association. Ce qui forcément énerve Blocher qui dénonce une adhésion insidieuse à l’Union.

Le patron de l’UDC est sorti du bois un peu vite. Car ces jours l’Union européenne a entamé le renouvellement de ses institutions. La constitution d’une nouvelle Commission européenne doit suivre les actuelles élections générales, avec à sa tête le successeur de Barroso. Le «débat européen» interne à la Suisse, consécutif au vote sur l’immigration, était inévitable, mais s’est révélé quasi-impossible du fait des échéances propres à l’UE. Dans ce sens s’il est vrai que le Nomes, victime de l’habileté tactique de Blocher, n’a pas réussi à planter la question de l’adhésion, ce n’est pas très grave, ce pourrait n’être que partie remise. Encore faut-il savoir comment et quand. On a surtout l’impression que le mouvement européen reste condamné à s’accrocher, comme jusqu’ici, aux basques du Conseil fédéral. Même timorée, la politique suisse de rapprochement avec Bruxelles se poursuivra, que le Nomes, se devra d’approuver parce que plus compatible avec son objectif d’adhésion que bien sûr l’opposition blochérienne ou d’autres atermoiements eurosceptiques.

Autant dire que ce mouvement pro-européen ne sert pas à grand chose. Entretenir la flamme? C’est justement ce qu’il n’a pas réussi à faire durant tout le cycle des accords bilatéraux. Avec sans doute des excuses. L’Europe de Barroso n’est pas celle de Delors, elle a sanctionné l’apogée des technocrates néo-libéraux, qui suscitent des rejets généralisés, lesquels semblent devoir profiter surtout à l’extrême-droite.

Petit retour en arrière. A la fin des années 80, Jacques Delors avait lancé cette idée de l’EEE, pour Espace économique européen, formule d’association à l’Union européenne. La Suisse a participé à cette négociation, jusqu’aux accords finaux de 1992. Il y avait, de ce côté-ci de la Sarine, une aspiration européenne allant bien au-delà des enjeux techniques et économiques abordés. Le courant passait d’autant mieux que les conseillers fédéraux en charge des dossiers étaient romands, René Felber aux affaires étrangères, Jean-Pascal Delamuraz à l’Economie. On n’a pas oublié la suite, ce scrutin conclusif du 6 décembre 1992 qui, du fait d’une majorité alémanique rejetante, douche l’enthousiasme romand.

La césure linguistique est violente et très vite le grand et unique souci des autorités fédérales est de combler ce Röstigraben.

En regard de cet impératif suissiste, l’idée de l’adhésion à l’Union européenne devient un tabou. Josef Deiss en fera la cruelle expérience lorsque, devenu conseiller fédéral en 1999, il réussit avec brio l’entrée de la Suisse à l’ONU, mais fut bloqué dans le dossier européen. Auparavant, en juillet 1995, le magazine «L’Hebdo» avait mis le doigt sur ce blocage par une singulière anecdote. L’Alémanique Christian Lutz, directeur de l’Institut Duttweiler près de Zurich, s’exprimait à Lausanne: «La Suisse aura-t-elle un avenir? Je n’en sais rien; et c’est grave d’avoir à l’avouer. Récemment, j’ai dit aux jeunes gens qui veulent conduire la Suisse dans l’Union européenne par la voie d’une initiative populaire qu’ils feraient mieux de lancer une initiative cantonale à Genève, pour que ce canton quitte la Confédération et devienne, en tant que république autonome, membre de l’UE.» Christian Lutz, un rien désabusé devant l’isolationnisme et le repli sur soi, aurait inventé n’importe quoi pour «réveiller les esprits», et susciter un débat sur le blocage helvétique», note l’hebdomadaire.

N’importe quoi? Le plus frappant est que cette suggestion de démarche autonome genevoise ait été, les rares fois où elle a ensuite été évoquée, presque toujours rangée au rayon des boutades et provocations, sans plus. Imaginons rétrospectivement que ces jeunes, bravant les tabous, aient pris le Zurichois au mot et entamé une opération visant au rattachement direct de Genève à l’UE. Observons que la cause est juridiquement et économiquement défendable, qu’elle prête à l’examen de variantes: on pouvait même défendre une association à l’UE qui n’aurait pas aboli l’appartenance suisse ou le contraire. Nécessité fait loi. Voyez l’exemple du Danemark, membre de plein droit de l’Union, mais dont une province, le Groenland, a eu la liberté d’en sortir tout en restant sous juridiction danoise, et il existe d’autres cas similaires dans l’UE.

Elle est donc capable de faire du sur-mesure, ce que justifiait le problème très sérieux vécu par la Suisse le 6 décembre 1992, où se sont révélées deux réalités antagonistes, celle de Romands en majorité attirés par l’UE, et celle de Suisses allemands lui tournant le dos. On s’est contenté de dire que la minorité devait s’incliner malgré ce que l’enjeu avait pour elle de vital. Le bilan de la crise de 1992, c’est que les Romands sont restés sur une douloureuse frustration. La Suisse y a raté son fédéralisme, accréditant un fédéralisme au pas cadencé très en vogue aujourd’hui.

Il aurait fallu du souffle et trouver les mots pour le dire. Il n’était pas nécessaire de tout parier sur le succès final de l’autonomie genevoise évoquée par Christian Lutz, mais il fallait y croire et faire preuve d’une détermination assez forte pour faire bouger les lignes. Bien sûr les conservateurs auraient crié à la trahison, la belle affaire, leur caquetage aurait fait long feu, après quoi un message pouvait passer. Nul doute qu’une démonstration forte des volontés romandes aurait suscité la réflexion en Suisse allemande, et incité à une recherche de solutions dans le respect des aspirations spécifiques. Au lieu de quoi on a passé deux décennies à bricoler ces accords bilatéraux utiles ponctuellement, mais insuffisants, et on le paye moralement, maintenant.

Le grief qui mérite d’être adressé au Nomes, c’est de n’avoir pas senti cette réalité, d’avoir théorisé comme les autorités fédérales des solutions uniformément imposables à toute la Suisse, de s’être ainsi coupé des populations. Et de continuer dans cette routine.

La balle est maintenant dans le camp du Conseil fédéral. Didier Burkhalter est doué, son travail à l’OSCE le prouve. Mais Blocher se tient en embuscade avec ses milliards, et l’Union Européenne se montre pour le moins agacée. Entre les deux, le conseiller fédéral peut s’appuyer sur le fait que l’opinion est assez favorable aux accords bilatéraux, mais devant aller au-delà, quelle machinerie va-t-il pouvoir proposer, et surtout qui espère-t-il ainsi convaincre? Il y avait, il y a vingt ans, la force d’entraînement des Felber et Delamuraz, épaulés par des journalistes passionnés par l’Europe, tels Jacques Pilet et José Ribeaud. D’ailleurs l’absence alors de figures équivalentes outre-Sarine entre dans les explications de l’impasse de 1992. Aujourd’hui il n’y a personne des deux côtés, personne n’y croit ou n’ose le dire. Pas vraiment de quoi se réjouir.

Article paru dans “Courant d’Idées” .

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