Une nouvelle de Catherine Gaillard-Sarron – Chers wagons


Après quarante ans passés à votre service, à vous tirer, à vous traîner, par tous les temps, par monts et par vaux, je vous avoue que je n’en puis plus. Si vous saviez comme j’en ai assez de vous entendre geindre et cliqueter derrière moi pendant que je m’épuise à tirer la charrette! Comme j’en ai assez d’être accouplée à n’importe lequel d’entre vous par des crochets d’attelage qui m’enserrent comme un joug et me blessent. Comme j’en ai assez de faire tout le boulot pendant que vous ne pensez qu’à commérer, à critiquer et à vous laisser porter au son de mes plaintes lancinantes et continues, musique née de mes ventilateurs à la limite de la rupture, de mes moteurs de traction, de mes couronnes dentées et de mes bielles à vif. Non! Décidément je ne peux plus, je ne veux plus le supporter!

Ma santé se déglingue. En outre, des rumeurs, complaisamment rapportées par des wagons «malattachés», courraient quant à l’éventualité que les réparations nécessaires à mon bon fonctionnement ne seraient plus envisageables. Trop cher! paraît-il. Et pas assez rentable surtout!

Je coûte trop à la compagnie, qui le fait savoir tous azimuts, distillant jusqu’à la nausée sa propagande «Jeuniste et technologique.» On me dit trop vieille, trop lente – archaïque – pas assez moderne ni actuelle; encombrante en vérité. Les ferrailleurs sont déjà là et attendent patiemment leur heure pour me dépecer, me mettre en pièces !

Triste bilan, n’est-ce pas? Travailler et trépasser, voilà le train-train quotidien que l’on exige aujourd’hui de l’employé modèle et soumis! Et je m’en indigne, croyez-moi! Car s’il est vrai que je suis, dans le vrai sens du terme, un modèle du genre, je ne suis pas servile: je suis toujours une meneuse, une «Loco», et j’en suis fière. J’en ai encore de la chaudière et je peux vous montrer de quel charbon je me chauffe!

Vous me trouvez amère? Cynique? Revendicatrice? Je suis tout cela, il est vrai. Fidèle et stoïque, j’ai œuvré et enduré mille tourments pour satisfaire les exigences imposées. J’ai attendu, comme un chien, le regard ou la caresse d’un maître trop égoïste pour simplement me voir. J’ai cru à des valeurs comme le travail bien fait, le sens de l’effort, la solidarité, le respect… mais je me suis trompée. J’ai été manipulée, utilisée, et à présent que l’on me suspecte d’être moins performante, que l’on cherche honteusement à me mettre au rebut, je ne peux que mesurer, trop tard, que je me suis perdue… accrochée aux désirs des autres. Aujourd’hui, pourtant, grâce à votre mépris et à votre indifférence, j’ai pris conscience de mes désirs et de mes besoins et je n’attends plus aucune reconnaissance de personne: j’ai enfin compris qu’elle ne viendra pas… si ce n’est de moi-même.

Comme vous pouvez le constater, j’ai mûrement réfléchi à tous les aspects du problème et ma décision est prise. Avant de finir en pièces détachées dans un entrepôt quelconque, je décroche et je vous décroche, TOUS, sans exception! Terminus pour tout le monde!

Quant à moi, chers wagons, c’est avec une véritable jubilation que je mets délibérément fin à quarante ans d’esclavage consenti. Déliée de votre entrave, dégagée de votre poids, je pourrai, enfin libre et légère, aller bon train et avec panache sur les vrais rails de ma vie…

Micheline

© Catherine Gaillard-Sarron 2003
Nouvelle extraite du recueil Paquet surprise 2014 – Image: Arduino Cantàfora, huile

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Un commentaire à “Une nouvelle de Catherine Gaillard-Sarron – Chers wagons”

  1. HEIZMANN 13 mars 2016 at 09:48 #

    Rassurez-vous chère Micheline, car comme le dit Michel Tounier: “Certes on n’a jamais rien vu de plus grand, majestueux, chaud, murmurant, soupirant, soufflant, fort, gracieux, élégant, érotique, puissant et féminin qu’une locomotive à vapeur.”

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