Coup d’œil sur trois musées vaudois


Photo © Albertine et Germano Zullo, Musée Jenisch Vevey

 

Le Musée Jenisch à Vevey, spécialisé dans les œuvres sur papier, est devenu au fil des décennies un espace incontournable des beaux-arts en Suisse. Il a fêté début septembre ses 120 ans.

PAR PIERRE JEANNERET

A cette occasion, il publie une petite brochure à la fois informative et ludique, joliment illustrée par une série de dessins. Celle-ci donne la parole à Fanny Jenisch (1801-1881), descendue du Paradis pour visiter, décrire et raconter l’histoire de «son» musée… qu’elle ne vit jamais car il ne fut inauguré qu’en 1897, seize ans après sa mort.

C’est en effet cette épouse d’un digne sénateur hambourgeois qui, dans l’esprit des Lumières et en souvenir des beaux séjours qu’elle avait passés à Vevey, légua à la cité lémanique 200’000 francs (une somme considérable à l’époque) pour l’érection d’un musée dédié aux arts et aux sciences, ainsi que d’une bibliothèque.

De façon vivante, ce petit opus relate les tribulations liées à la construction de l’édifice néo-classique, dont le hall fut décoré en 1917 par deux fresques monumentales d’Ernest Biéler. On y apprend que l’édifice contint jusqu’à la fin des années 1980 une collection zoologique, déplacée depuis lors; que dès 1956 et pendant une décennie il accueillit des expositions prestigieuses (Renoir, Monet, Chagall, Picasso…); qu’un tableau de Bocion acquis par souscription publique, Le Port d’Ouchy, inaugura en 1896 une collection permanente devenue importante; que le musée est dépositaire de l’important legs Oskar Kokoschka; que le fonds des œuvres sur papier comprend aujourd’hui 8’000 dessins et 30’000 estampes… et beaucoup d’autres détails racontés de façon beaucoup plus plaisante que nous ne le faisons ici.

On peut télécharger la brochure sur le site du Musée. Nous en profitons pour souhaiter longue vie à cet espace culturel qui honore la région lémanique, et pour encourager les lectrices et lecteurs de DP qui ne l’auraient pas encore fait à le visiter!

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Dans la même région veveysanne, un nouveau musée s’est ouvert. Respectivement professeur de médecine et architecte-chorégraphe, Pierre et François De Grandi ont transformé en espace d’exposition la maison-atelier de leur père, l’artiste Italo De Grandi (1912-1988).

Malgré son volume relativement modeste, celle-ci est un monument emblématique de l’architecture moderne en Suisse. Elle a été construite en 1939 par Alberto Sartoris (1901-1998) qui, avec Le Corbusier, fut l’un des promoteurs de la nouvelle architecture rationnelle, fonctionnelle, utilisant des matériaux du 20e siècle et ouverte à la lumière. On se rappelle que la construction en béton par Sartoris, en 1932, de l’église catholique de Lourtier (VS) avait suscité une intense polémique. L’Atelier De Grandi est donc intéressant tant par son contenant que par son contenu.

Tout naturellement, la première exposition de ce nouvel espace muséal est consacrée à Italo De Grandi et à son frère cadet Vincent (1916-2010); à voir jusqu’au 15 novembre.

Très unie, de façon presque fusionnelle, la fratrie a souvent œuvré de concert. Il est parfois difficile de distinguer les œuvres respectives de l’un et de l’autre! Dans la période de leurs «élans juvéniles», dans les années 1930, ils ont flirté avec le surréalisme, et leur production artistique peut faire penser parfois à celle de Paul Delvaux ou de Giorgio de Chirico. On doit aussi à Italo des huiles de caractère symboliste: ainsi les deux grandes et belles toiles intitulées Vendange céleste et Maternité, relevant de la «peinture métaphysique», mais avec un traitement hyperréaliste des personnages assez proche de la Nouvelle Objectivité.

Parfaitement intégrés dans la région veveysanne, où ils ouvrirent en 1944 un atelier d’arts graphiques (qui explique la présence dans l’exposition de quelques travaux de commande), les frères De Grandi ne renièrent cependant jamais leurs origines piémontaises. Très marqués par la Renaissance italienne, notamment par Piero della Francesca, ils cultivèrent leur italianità. Résolument étrangers à l’art abstrait, fidèles à la figuration, ils produisirent surtout d’admirables huiles, aquarelles et gouaches évoquant des paysages italiens paisibles, virgiliens, ainsi que des natures mortes délicates: un monde à l’abri des turbulences du temps. On remarquera en particulier les vues de Venise en hiver par Italo, fluides, intemporelles. Il vaut la peine de redécouvrir ces deux artistes un peu oubliés.

Le nouveau musée a d’ailleurs pour ambition de sortir de l’ombre des créateurs méconnus. La prochaine exposition, au printemps 2018, sera consacrée à Wilhelm Gimmi (1886-1965), auteur en particulier de remarquables nus féminins, qui vécut ses dernières années à Chexbres.

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C’est une exposition de caractère beaucoup plus sombre que présente le Musée de Pully (jusqu’au 12 novembre). Elle est consacrée à l’œuvre multiforme du dessinateur et écrivain Frédéric Pajak, né en 1955. Il est le fils de Jacques Pajak, lui aussi artiste, tué dans un accident de voiture en 1965.

Dans le volume 6 de son Manifeste incertain, qui vient d’être publié, Frédéric revient sur cette blessure subie à l’âge de dix ans. Il est certain que ce drame a conditionné le caractère souvent très noir, où la mort est omniprésente, de son œuvre graphique.

Celle-ci a un caractère profondément novateur et original: ce n’est pas de la BD car le texte n’y est pas un simple complément de l’image, ni le dessin une simple illustration de l’écrit. On le voit par exemple dans ces dessins (toujours en noir-blanc) consacrés au penseur allemand antinazi Walter Benjamin (1892-1940), dont Pajak montre le cheminement vers les Pyrénées, où il espère passer en Espagne et échapper aux nazis qui le traquent, jusqu’à son suicide final. Dessin et écriture sont bien deux narrations parallèles, aucune des deux n’étant subordonnée à l’autre.

Frédéric Pajak se révèle comme un dessinateur de génie. En utilisant notamment l’encre de Chine, il joue avec le noir-blanc un peu comme Vallotton le faisait dans ses lithographies. Il recourt à de multiples types de pinceaux et de plumes pour obtenir des hachures, donnant à ses dessins l’illusion de la gravure sur cuivre… ce qu’ils ne sont pas.

On remarquera aussi son goût pour les atmosphères et les vêtements des années 1930: on pourrait se croire ici et là dans le film M le Maudit de Fritz Lang! Ses dessins ne sont dénués ni d’ironie (ainsi ces enfants qui semblent prédestinés à devenir tous de petits soldats ou de petits nazis), ni de critique sociale, comme dans la série La Fabrique, qui montre la froide inhumanité d’un monde du travail répétitif.

On découvrira cependant à Pully un autre Pajak, plus serein, notamment celui de la superbe série de paysages grecs intitulée Dans les jardins de Spetses. L’artiste privilégie la végétation, les forêts, notamment de pins, dont il rend magnifiquement l’enchevêtrement d’aiguilles et de «pives», si bien qu’on croit en sentir l’odeur si prenante.

Evocation de la cruauté du monde, quête philosophique, éléments autobiographiques avec leurs blessures intérieures, humour et ironie, mais aussi attachement à la nature, souvenirs de voyages se conjuguent donc dans cette œuvre écrite et graphique qui est sans doute l’une des plus originales de notre temps.

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