Reportage exclusif – Palomares, ce plutonium qui active une mémoire que l’on ne saurait perdre


Lundi 17 janvier 1966, l’un des plus graves accidents nucléaires de tous les temps s’est produit à Palomares, en Espagne.

PAR FRANÇOIS MEYLAN, retour de Palomares

Pendant trois jours, j’ai parcouru de long en large cette station balnéaire andalouse. Interrogeant les habitants et photographiant les lieux pour comprendre. Que reste-t-il de cette tragique et incroyable histoire, plus de cinquante ans après? En ce jour fatidique, à 9400 mètres au-dessus de la Méditerranée et des côtes espagnoles, un Boeing B-52 du Strategic Air Command entre en collision avec son avion ravitailleur un KC-135 Stratotanker. Les deux avions explosent, tuant huit membres d’équipage. Les autres doivent la vie à leur parachute.

Des quatre bombes H de type Mk 28 – chacune ayant 70 fois la puissance de celle larguée sur Hiroshima – que le bombardier parti de Caroline du Nord transportait, deux dont les parachutes ne se déploient pas, s’écrasent près du village de Palomares. Leurs explosifs conventionnels explosent et dispersent plus de quatre kilos de plutonium sur 250 hectares. La troisième n’est quasiment pas endommagée. La quatrième s’abîme en mer. Elle est récupérée intacte après deux mois et demi de recherches, grâce à un pêcheur espagnol qui la localise. Un habitant de Cuevas del Almanzora qui avait onze ans lors des faits m’explique comment soudainement les fenêtres de son école ont été soufflées par une explosion incroyable. Il s’en souvient comme si c’était hier. Tout le monde était dans la rue pour voir les deux épaves tomber du ciel comme deux feuilles de papier consumées. Cuevas se trouve à onze kilomètres de Palomares.

Mes interrogations sont alors: à qui les bombes étaient-elles destinées? Quel est encore le niveau de radioactivité sur la zone? Comment gère l’administration américaine les conséquences de cet accident aujourd’hui? Comment la population locale vit-elle avec ce passé de victime de l’atome? Pour répondre à la première question, il faut revenir à l’opération “Chrome Dome.” Un programme militaire de l’United States Air Force pendant la “Guerre froide” initié par le président américain Lyndon Johnson. Il impliquait des bombardiers Boeing B-52 chargés d’armes thermonucléaires, assignés à des objectifs en ex-URSS en cas de déclenchement d’un conflit. Jusqu’à une douzaine d’appareils étaient en vol en permanence, chargés de missions de plus de vingt heures au-dessus du cercle Arctique et de la Méditerranée. Démarrée initialement en 1958 sous le nom de couverture de Head Start puis Round Robin, l’opération “Dome Chrome” a commencé en 1962 et pris fin le 22 janvier 1968, à la suite d’un autre accident à proximité de la base aérienne américaine de Thulé, sur le territoire danois du Groenland. Là aussi, contamination de l’environnement et victimes humaines furent minimisées tant par les autorités danoises que par Washington.

La dangerosité de “Chrome Dome” et l’inconscience des dirigeants occidentaux de l’époque ont de quoi interpeller encore aujourd’hui. Comment avoir permis que de tels arsenaux de destructions massives volent au-dessus de nos têtes 24 heures sur 24 ? Cela a duré plus de dix ans! Autre interrogation: il y a-t-il aujourd’hui encore d’autres opérations d’une telle potentialité de destruction que l’on nous cacherait? Quant au niveau de radioactivité actuel, il est officieusement admis être plus important qu’ailleurs en Espagne. Des promoteurs immobiliers poussés par la frénésie spéculative de 2008 en savent quelque chose, qui virent cette partie de la côte d’Almeria déclarée zone inconstructible en raison d’un taux d’américium – un métal classé radioélément dangereux – très largement supérieur au maximum autorisé.

Je me rends sur le lieu de l’une des deux explosions présumées. L’accès y est interdit par le CIEMAT (Centro de Investigaciones Energéticas, Medioambientales y Tecnológicas). Ce qui n’empêche pas de vastes exploitations maraîchères – les pastèques y sont, par ailleurs, goûteuses – ainsi que le cimetière de Palomares de se juxtaposer à la zone interdite. À croire que la radioactivité s’arrête à une clôture de taillis! Notons que cette même agence – qui continue à nier les liens de cause à effet avec les cancers de la région – estimait en 2016 qu’il subsistait l’équivalent d’un demi-kilo de plutonium disséminé sur soixante hectares, soit 50000 mètres carrés de terres contaminées.

Interrogés, les bordiers m’expliquent qu’ici rien ne prouve que le taux de cancers soit plus important qu’ailleurs. Notons qu’en 1971, cinq ans après la catastrophe, seuls cent villageois (6 % de la population d’alors) furent  examinés. Vingt-neuf tests de contamination positifs furent écartés car jugés «statistiquement insignifiants». En 1975, la Defense Nuclear Agency (DNA) mentionnait dans un rapport: «Palomares demeure l’un des quelques sites dans le monde servant de laboratoire expérimental, probablement le seul offrant un regard sur une zone agricole.» Interviewé par le “Courrier international” du 21 février 2011, suite à la visite d’une délégation américaine venue mesurer l’innocuité de la zone, le maire de la localité, Juan José Pérez, exprime le raz-le-bol de ses habitants : “Palomares est stigmatisé, socialement et économiquement.” En janvier 2016, le média “Sputnik France” relaie les données du département d’État américain, révélées par Wikileaks. Celles-ci indiquent que la seule surveillance du site contaminé de Palomares coûte 300000 dollars par an! Washington a dépensé des millions pour traiter des conséquences de cet accident nucléaire.

En 2015, les États-Unis et l’Espagne ont décidé de poursuivre leur collaboration dans cette affaire. Le secrétaire d’État américain John Kerry et le ministre espagnol des Affaires étrangères José Manuel García-Margallo ont signé un accord le 19 octobre 2016 grâce auquel les États-Unis s’engagent à prélever quelque 50000 mères cubes de terres contaminées et à les expédier sur sol américain par voie maritime. Pour autant, l’accord n’est pas contraignant et ne stipule aucun délai. On sait seulement que durant la première phase de décontamination, 1400 tonnes d’éléments terreux ont été expédiés vers le centre de retraitement de Savannah River Site à Aiken en Caroline du Sud. Des plants de tomates ont été enterrés ou brûlés. Madrid n’ayant pas édicté de mesures en cas d’accident nucléaire, les protagonistes appliquent les recommandations utilisées par le centre d’essais du Nevada concernant le plutonium et les autres substances radioactives.

Des pressions de toutes sortes pourraient resurgir dans un futur proche. De l’autre côté de l’Atlantique, le cas est déclassifié. Le public a accès aux archives. Des 1600 soldats américains engagés pour nettoyer les lieux de la catastrophe, beaucoup ont été atteints de cancer. Ils parlent. Ils saisissent la justice et demandent des comptes. Pourtant ils étaient protégés par des tenues spéciales et des masques de protection. A contrario des habitants ou encore des 126 Guardia Civil mobilisés pour la même opération. En juin 2016, le journaliste du quotidien “El Mundo” Leyre Iglesias questionne un survivant, le Guardia Civil José Ortiz Hernández. Malade, ce dernier évoque ses collègues décédés de cancer. Ils étaient tous occupés, entre 1972 et 1974, au même poste de surveillance de Llano de Blanquizares, entre Palomares et sa voisine Villaricos. “Nous n’avions ni instructions en la matière ni détecteur de radiation.”

Cette sombre histoire de plus à charge de la dictature franquiste, ne serait-ce que par son opacité et le déni face au risque encouru pas les habitants de la côte d’Almeria, demeure jalousement classifiée par les autorités espagnoles. Quant aux gens de la région, ils veulent tourner la page. Le manque à gagner dans le foncier est considérable. Le tourisme a également souffert. Propos recueillis: “Que l’on vienne dorénavant à Palomares pour ses plages!… Une fois toute la terre contaminée enlevée, on édifiera un musée avec un parc thématique sur les énergies du futur!…”

J’ai parcouru lesdites plages. Elles sont belles et étendues. Sauvages, préservées des ravages de la spéculation immobilière et du béton. Elles sont fréquentées, entre autres, par les mobilhomes et les naturistes. Par endroit, les lieux sont mêmes magiques. Dommage que le plutonium active une mémoire que l’on ne saurait perdre.

A Palomares, sur le lieu de l’une des deux explosions présumées, l’accès est interdit. Photo Meylan, 15 octobre 2017

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