La multinationale pétrochimique Ineos et le sport vaudois, une formule gagnante, pour l’instant


Le rachat d’un club de football par de riches hommes d’affaires ou par des fonds souverains des pays du Golfe est devenu une opération banale.

PAR JACQUES GUYAZ

Recherche de prestige, opérations de communication, démonstration de puissance – regardez, j’ai tellement d’argent que je peux en jeter par les fenêtres – ces actions spectaculaires servent autant l’ego de celui qui finance que la valorisation sportive sur le terrain.

Alors bien sûr, on reste perplexe devant les motivations du rachat du modeste Lausanne-Sport. Car ce club dispose de l’un des plus petits budgets de la Super League, estimé à 7 millions de francs, et rassemble un nombre de spectateurs misérable pour une ville de cette importance, pas même 4’000 en moyenne par match; c’est 6 à 7 fois moins qu’à Bâle ou Berne et, en gros, la moitié des assistances de St-Gall, Lucerne ou Sion. A noter que la situation de Servette à Genève n’est pas meilleure, loin de là. Depuis quatre ans, le club du bout du lac végète en Challenge League, la seconde division helvétique, comme perdu dans son grand stade désert de La Praille.

En matière de finances, une comparaison avec le pays voisin se montre révélatrice. Car la France reste la seule nation où les budgets des clubs de football professionnels doivent faire l’objet d’une publication complète. Il s’avère que le Lausanne-Sport dispose d’une enveloppe budgétaire correspondant à celle des trois plus modestes clubs de la seconde division française, qu’il s’agisse de Clermont, d’Orléans ou de Quevilly-Rouen.

Jusqu’à ce jour, les acheteurs étrangers des clubs romands se sont révélés des individus pour le moins peu clairs, aux motivations incertaines, aux départs précipités et aux faillites rapides. A défaut d’aveu explicite de la part des intéressés, on peut supposer que le soutien à fonds perdu d’un club local représente probablement une sorte de péage servant à dissimuler ou compenser des opérations relativement douteuses. A noter que, pour leur part, les clubs alémaniques trouvent en général leurs financements dans le riche tissu des entreprises régionales.

Il n’empêche: le club vaudois n’a pas été racheté par un pittoresque habitué des Panama ou des Paradise Papers, mais bien par l’entreprise Ineos dont le siège mondial, basé à Rolle, occupe 160 personnes.

Avec ses 40 milliards de chiffre d’affaires dans l’industrie chimique, elle n’a rien d’une gentille start-up peuplée de trentenaires barbus jouant au baby-foot pendant la pause. Elle fait dans le très lourd, avec des raffineries, des usines chimiques, des plateformes pétrolières en mer du Nord, des défenseurs de la fracturation hydraulique. Bref, tout un monde de requins des affaires et d’ouvriers costauds en casques solides et tenues fluo. A cette échelle, les quelques millions de francs que lui a coûté l’acquisition du Lausanne-Sport ne représentent qu’une petite goutte d’eau.

Des anciens de BP ont créé l’entreprise en rachetant en 1998 les installations pétrochimiques de la multinationale britannique sises à Anvers. La croissance s’est faite par le rachat de sites industriels souvent mal en point, selon une pratique qui n’a rien à voir avec un métier d’enfants de chœur, encore moins de rêveurs sentimentaux. Le siège mondial a été déplacé en Suisse en 2010. L’entreprise espérait en tirer 650 millions d’économie fiscale sur une période de cinq ans par rapport à son implantation anglaise précédente.

L’organisation très décentralisée d’Ineos s’avère difficile à décrypter, mais une société immatriculée à l’île de Man, Ineos Limited, regroupe la totalité des actions qui sont détenues par les trois fondateurs à raison de 61,8% pour Jim Radcliffe, président de la compagnie, de 19,2% pour Andrew Currie et de 19% pour John Reece. Ils conservent tous trois une responsabilité de direction et ont droit au titre d’Executive Officers dans le volumineux rapport annuel de 200 pages en anglais (et en euros plutôt qu’en francs).

La presse romande s’est gargarisée de la présence de David Thomson, l’interlocuteur du Lausanne-Sport, présenté comme CEO d’Ineos, autant dire le grand patron, mais son nom ne figure pas même dans le rapport de gestion 2016 de la compagnie. En fait, David Thomson est CEO de Ineos Trading and Shipping, l’une des nombreuses subdivisions du groupe.

Reste la grande question: pourquoi cette multinationale, certes basée à Rolle, s’investit-elle dans le sport d’élite vaudois? Rappelons qu’elle est déjà le sponsor principal du Lausanne Hockey Club et qu’elle finance un certain nombre d’activités sportives locales.

Tout d’abord parce qu’il s’agit simplement d’Anglais qui aiment le sport. Les documents d’Ineos sur Internet sont très diserts sur leur activité dans l’organisation de courses cyclistes et d’actions pour la course à pied, des sports populaires uniquement. La culture Ineos de l’effort physique ne correspond manifestement que de très loin à celle de la banque privée ou de la haute horlogerie qui sponsorisent de préférence des compétitions de polo ou de voile.

Ensuite il faut rendre hommage à Ineos pour son implication dans la vie du canton, là où elle paie ses impôts. Si l’entreprise a réellement réalisé quelques centaines de millions d’économie en passant de Grande-Bretagne en Suisse, elle peut sans douleur en distraire une petite partie pour la vie locale. Sauf que d’autres entreprises venues d’ailleurs pourraient en faire autant mais ne songent pas à s’impliquer. L’investissement d’Ineos dans la vie vaudoise lui donne l’image d’un Glencore sympathique.

Enfin, financer le hockey sur glace, sauver le Lausanne-Sport et encourager le sport populaire, voilà qui constitue en outre d’excellents arguments dans les négociations avec le canton. Après tout, si Ineos trouvait de meilleures conditions ailleurs et décidait de partir, tous ses soutiens au monde sportif disparaîtraient, de quoi faire réfléchir n’importe quel conseiller d’Etat, responsable par exemple des finances ou de l’économie et du sport.

Pour l’instant tout le monde est gagnant. Ineos se crée une image positive à bon compte, les clubs sportifs reçoivent de l’argent et les autorités vaudoises des recettes fiscales. L’avenir dira si ce cercle vertueux le restera dans la durée.

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