Oh, quel gâchis!


Une chape de plomb plane sur ton invention, mon cher Johannes.

PAR EMILIE SALAMIN-AMAR

Et pourtant, c’est elle qui nous a permis de partager la connaissance universelle. Quand je pense qu’autrefois les copistes mettaient près de dix ans pour recopier un livre! L’informatique prend le dessus à présent, nous sommes tous devenus des imprimeurs. Mais qu’est-il advenu de ton héritage? La lettre disparaît peu à peu, les images et autres vidéos ont envahi nos écrans, nos mémoires. Le verbe et la ponctuation ont été détrônés par des smileys et autres pictogrammes. Le langage SMS fait des ravages, il attaque à la base les règles de grammaire et la conjugaison, sans parler de l’orthographe phonétique très prisée par la jeunesse d’aujourd’hui. Nous retournons au temps de l’obscurantisme, lentement, mais sûrement. Dans les écoles, à l’avenir, on n’enseignera plus aux enfants à écrire à l’ancienne, à la plume ou au stylo, à présent, ils apprennent la dactylo. Comment feront-ils pour prendre des notes s’ils sont loin de leurs claviers? Y aura-t-il un jour des modifications génétiques? Nos petits-enfants auront-ils des touches au bout des doigts à la place des phalanges? Loin de moi l’envie de retourner au Moyen-âge, d’habiter dans des huttes faites de torchis sans confort et sans chauffage. Moi, je tiens à ce que la transmission du savoir continue à se faire de manière ancestrale, voire traditionnelle, quitte à paraître rétrograde.

Sais-tu, mon cher Johannes, que la déforestation avance? Après avoir abattu dans le monde entier des millions d’arbres d’essences diverses, les hommes, pour ne pas dire tes semblables, ont décidé de s’attaquer aux majestueux cèdres! Ils disent que la fibre qu’ils en tireront fera de la bonne pâte à papier pour alimenter les imprimantes en 3D. Selon eux, elle serait plus résistante que le pin des Landes, et surtout, peu gourmande en encre, car moins perméable. Seulement voilà, il y a toujours des petits malins qui essaient de détourner les choses pour en retirer quelques profits. Imagine, les Chinois sont déjà à l’œuvre, ils ont observé que lors du broyage des fibres de cet arbre millénaire, un parfum subtil, ressemblant fort à celui d’une épice rare, s’en échappait. Tu ne devineras jamais laquelle! Il s’agit du safran dont le gramme vaut plus cher que l’or. Ce qui veut dire, mon cher Johannes, que ces gens-là vont détourner l’utilisation de cette fameuse cellulose de cèdre. La valeur d’une rame de papier n’a jamais atteint une telle cotation. Les Chinois vont donc s’enrichir et l’Occident sombrera dans l’obscurantisme. Et moi, qui suis ton ami, unique témoin survivant de ton invention, je ne puis me résigner à ce qu’elle sombre dans les oubliettes de l’histoire. Sais-tu que tu es devenu célèbre, que le nom de Gutenberg est cité dans tous les dictionnaires? Moi, ils m’ont oublié!

Ah, je me souviens du jour où tu es tombé en extase devant ce fameux pressoir. Tu étais ivre d’avoir trop bu de ce nouveau nectar. Pourtant, ce jour-là, tu as eu comme une illumination. Tu as passé des nuits à imaginer comment tu allais transposer ce concept à grains en presse à lettres. Et cette idée lumineuse de fabriquer des caractères mobiles en plomb a révolutionné le monde de l’écriture, du savoir. J’affirme haut et fort que tu es le roi de la culture pour tous! J’étais là, assis sur tes genoux, simple témoin de ton génie créateur. Mais, je ne suis qu’un chat et je ne puis témoigner, car qui voudrait, qui pourrait me comprendre, à part toi? Comme tu le sais, nous autres félins, nous avons droit à plusieurs vies, sept, très exactement. Et ce qu’il y a de formidable, c’est que contrairement à vous, êtres humains, nous gardons en mémoire toutes nos vies antérieures. Et là, vois-tu, j’arrive au bout de mon cycle, et c’est la raison pour laquelle je me rebiffe. Je n’aime pas cette nouvelle épopée du numérique. Elle est trop volatile! Elle fait du mal à la nature humaine, celle-ci se renferme sur elle-même, elle devient trop égoïste.

Tu me connais, Johannes, je ne suis pas quelqu’un qui se décourage. Jamais! Je vais donc faire une dernière tentative. Au printemps prochain, dès que les chaleurs submergeront mon organisme, avant d’aller chasser la minette, je pousserai mon cri de guerre, un cri en ut majeur afin d’ameuter le voisinage. Reste à savoir s’ils comprendront de quoi je parle!

Signé: Félix, ton fidèle greffier

(Extrait du recueil de sketchs «Le tapis du temps», Editions Planète Lilou 2017)

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