Lettre à mon opticien (3) – Jamais vous ne reverrez ces lunettes, je les garde!


Cher oculiste,

J’ai mis beaucoup de temps à me décider à vous écrire, mais l’honnêteté me pousse finalement à le faire. Je pense qu’à force, je n’aurais plus pu dormir. J’ai bien essayé de me trouver des excuses. Le temps évidemment m’a toujours manqué – même si j’en avais plein pour des activités aussi futiles qu’inintéressantes. Puis, j’ai fini par admettre que ce n’était pas le temps qui me manquait pour vous écrire, mais l’envie… J’ai imaginé que pour vous, une telle perte n’était rien, que de toute façon, vous ne vous en étiez pas aperçu, et qu’à moi, c’était bien plus utile. J’ai même pensé que ce cadeau m’était destiné ! C’est vous dire. Pendant quelques jours, ces réflexions ont apaisé mes scrupules, mais pas bien longtemps, je l’avoue.

Deux semaines ont passé depuis lors et je me demande encore comment il est possible que cette boîte se soit trouvée au fond du sac, en dessous des lunettes bon marché que je vous ai achetées. Quand je suis arrivé chez moi et que j’ai réalisé mon erreur, j’ai tout de suite voulu vous la rapporter. Mais le magasin était fermé. Je me suis promis de la rapporter le lendemain.

Seulement, quand je me suis réveillé le matin et que j’ai aperçu la boîte ovale dans son joli papier cadeau qui était posée sur la table de la cuisine, je n’ai pas résisté à l’envie de la déballer. Ce que je n’aurais pas dû faire, évidemment. Le motif qui la décorait était surprenant : un serpent !Et puis, je me suis demandé ce qu’elle renfermait, car la forme de la boîte n’était pas celle utilisée pour des lunettes. Et pourtant, à l’intérieur, se trouvait effectivement une paire de lunettes, reposant sur un lit de velours rose.

Au premier regard, elle ressemblait à n’importe quelles autres besicles. De marque, il n’y en avait pas… juste le dessin d’un serpent sur la branche. J’ai pensé à Adam et Ève, j’ai pensé au symbole des professionnels de la santé, médecins et pharmaciens… Je l’observais depuis un moment, je la manipulais, quand tout à coup, j’ai eu le sentiment qu’elles bougeaient et que leur consistance s’était légèrement modifiée. J’ai eu peur, je les ai lâchées et j’ai renversé par terre le verre de bière posé sur le comptoir et le salmigondis que j’avais préparé la veille. Je suis allé chercher la serpillière pour nettoyer le sol – je n’avais pas de souillon pour faire le travail à ma place.

Dès que tout fut propre, je suis revenu vers vos lunettes sans oser les toucher pendant un bon moment. Je me suis demandé si je n’étais pas victime d’un sortilège. J’ai repensé à Adam, Ève et au serpent de la tentation… J’ai encore hésité. Il me suffisait de refermer la boîte, de la remballer, de vous la rapporter et de faire comme si de rien n’était. Mais la curiosité a été la plus forte. J’ai repris les lunettes entre mes mains. Elles étaient tièdes, elles se sont tortillées un instant, puis j’ai été pris d’une irrésistible envie de les essayer. Après, pour sûr, je les aurais remises dans la boîte et je vous les aurais rapportées. C’est ce que je pensais pour me donner bonne conscience. Je les ai enfilées… et c’est là que j’ai compris elles étaient vraiment particulières. Je ne sais pas d’où vous les teniez, ni comment elles ont été conçues… Car, elles sont non seulement parfaitement adaptées à ma vue, alors que les verres n’ont pas été fabriqués pour moi, elles sont particulièrement agréables à porter – je ne les sens même pas -,  mais, en plus, elles possèdent des capacités étonnantes. Le saviez-vous ? Elles me permettent de voir au-delà des apparences. Je vois les pensées les plus intimes des gens, je réussis même à savoir quels sont les billets gagnants de la loterie, avant même de les avoir grattés. Moi, qui n’étais pas riche, je le suis devenu en quelques jours. Ce ne sont là que quelques-unes des capacités de ces lunettes intelligentes et je sais que je suis loin de les avoir toutes découvertes.

Alors, même si vous m’êtes fort sympathique, même si j’ai été pendant longtemps un de vos plus fidèles clients, vous imaginez bien que jamais vous ne reverrez ces lunettes. Je les garde. A l’heure où vous lirez ces lignes, je serai déjà loin. Et avec tout le pouvoir que votre cadeau involontaire me confère, il y a fort peu de chance que vous me retrouviez un jour.

C’est donc sans salamalecs que je vous dis adieu.

Votre peu dévoué client.

Sylvie Guggenheim

Mots clés : serpent, salamalecs, sympathique, sortilège, souillon, serpillière, salmigondis, santé. Thème : lettre à mon opticien. Café aux Lettres du 25 juillet 2018.

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