Après la disparition du “Matin”, nuisance des tamediacrates


On n’avait pas plutôt tourné le dos à notre terre natale pour pouvoir regarder en face celle de notre lieu de vacances qu’un quotidien de plus passait l’arme à gauche en Romandie.

PAR PASCAL HOLENWEG

“Le Matin” quotidien et imprimé a cessé de paraître, sur décision de son éditeur, Tamedia, qui avait refusé toutes les propositions des syndicats et de ses collaborateurs pour éviter sa disparition, dont une proposition de reprise du titre par la rédaction et des investisseurs. L’annonce de cette mise à mort avait suscité en juillet une grève des salariés du groupe de presse qui contrôle (notamment) la “Tribune de Genève”, “24 Heures”, “Le Matin” et “Le Matin Dimanche”. La grève n’aura pas fait fléchir les tamediacrates – qui ont même opéré une retenue sur les salaires des grévistes, à qui il avait été promis qu’ils ne seraient pas sanctionnés pour avoir fait grève s’ils reprenaient le travail, et qu’une médiation se déroulait sous la houlette du Conseil d’Etat vaudois – une médiation unilatéralement abandonnée par Tamedia, d’ailleurs. En 1998, au moment de la disparition du “Journal de Genève” et de la “Gazette de Lausanne” (qui avaient fusionné), son ancien directeur, Marian Stepczynski considérait que ce qui avait provoqué la mort de son quotidien “c’est d’avoir appartenu à des gens qui ne connaissent rien à la presse”. Les temps changent, en pire : Tamedia connaît quelque chose à la presse. Mais comme le prédateur connaît quelque chose à sa proie. Obsédée par la réduction des coûts, Tamedia coupe partout où elle peut, ferme des rédactions, fusionne des titres, licencie des journalistes. Et appauvrit donc sa propre production, réduit son propre lectorat, traite ses publications comme si elles parasitaient sa recherche de revenus publicitaires. Ainsi passe-t-on en vingt ans, du “Journal de Genève” au “Matin”, de l’incompétence à la nuisance.

Les larmes de crocodile ne coûtent rien aux crocodiles

“Comment la démocratie peut soutenir la presse”, nous explique dans “Le Temps” du 29 août le président du gouvernement genevois, Pierre Maudet. Après la disparition de “L’Hebdo” et du “Matin”, et avec les menaces qui pèsent sur la “Tribune (encore) de Genève”, le “Temps”, le “Quotidien jurassien”, la Romandie “risque bien d’atteindre des sommets en matière de réduction d’effectifs journalistiques” et de pluralisme de la presse, observe Maudet. La Romandie n’est d’ailleurs pas seule à être menacée : la Commission fédérale de la concurrence (Comco) ne voit aucune objection aux fusions et concentrations dans la presse. Le pluralisme médiatique, ce n’est pas son problème, à la Comco. Son problème, c’est la liberté du marché. Donc, la Comco autorise la fusion entre AT Medien et la NZZ, et le rachat de la régie publicitaire Goldbach par Tamedia. Et tout cela, “sans condition”.

La réduction du pluralisme médiatique est “assurément hostile à la formation d’opinion”, constate Pierre Maudet. Assurément, en effet. Fin juin déjà, les gouvernements vaidois et genevois s’étaient “inquiétés” de l’appauvrissement de la diversité médiatique romande. Inquiétude justifiée, mais qui ne saurait à elle seule constituer une réaction politique, ni même remplir un mandat comme celui donné par la constitution genevoise : encourager la pluralité des supports d’information. Pas par fétichisme, mais par reconnaissance que le pluralisme médiatique est une condition de la réalité démocratique.

Au nom du gouvernement qu’il préside, Pierre Maudet avance donc une proposition intéressante : un “portail d’accès libre aux articles en ligne, financé de manière indirecte et non linéaire par les internautes” et hébergé par les fournisseurs d’accès à internet (Swisscom, UPC, Sunrise etc…), qui majoreraient leurs abonnements mensuels d’un franc, redistribué aux titres consultés”. On vous passe les détails de ce projet, baptisé (en anglais, forcément, en français ça ferait ringard, archaïque ou langue morte…) “MyPressGE”.

L’idée n’est pas mauvaise. Elle est même bonne, et pas très difficile à mettre en oeuvre. Evidemment, “MyPressGE”ne sauvera pas à lui seul (ou elle seule) le pluralisme des media genevois. Il (ou elle) n’en a d’ailleurs pas la prétention. Il faudra aller plus loin, et aller plus loin, ce n’est pas encourager “la presse” en général, mais encourager la presse indépendante en particulier – les titres possédés par un groupe de presse dépendent trop de ces groupes pour qu’on puisse éviter, en les soutenant, de soutenir leurs propriétaires, sans empêcher ceux-ci, lorsqu’il leur en viendra l’envie, de les supprimer. Soutenir la presse indépendante, donc, et la soutenir matériellement. Cela coûtera quelque chose, évidemment. Les discours sur les beautés du pluralisme médiatique ne coûtent rien, mais ne préservent rien non plus. Il valent ce que valurent les larmes versées sur “La Suisse”, “Le Journal de Genève”, “L’Hebdo”, “Le Matin”, le “Giornale del Popolo”. Ce que valent les larmes de crocodiles. Qui ne coûtent aux crocodiles que le seul prix qu’ils sont prêts à payer : celui de l’hypocrisie. 

CauseS TouSjours N° 1971

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