Europe des transports, un patchwork sur la terre comme au ciel


En matière de transports performants, l’Europe perd de plus en plus de terrain par rapport aux autres continents.

PAR MICHEL BÉGUELIN

Un récent audit de la Cour des comptes européenne sur l’évolution de la grande vitesse ferroviaire porte en anglais un titre particulièrement éloquent: «High-speed rail network: not a reality but an ineffective patchwork».

De leur côté, en plein boom du transport aérien, les compagnies se plaignent des contraintes particulières qu’elles subissent sur notre continent. En l’occurrence, on dénonce les retards du ciel unique européen, ce projet controversé qui devrait mettre fin à «la fragmentation du ciel». Les coûts de ce handicap qui sont estimés à quatre milliards d’euros par an.

Le rôle central de la Suisse

L’audit sur la grande vitesse ne porte que sur la moitié du réseau européen, plus précisément sur les quatorze lignes qui travaillent en dessous du seuil de rentabilité, fixé d’autorité à neuf millions de voyageurs par année. Six pays sont concernés. Par un heureux hasard, nos quatre voisins font partie du lot.

L’audit fournit des données précieuses sur les coûts/avantages de la grande vitesse telle que nous la connaissons par les liaisons franco-suisses Lyria ainsi que par les réseaux allemand, italien et autrichien. Une mention particulière pour le cas de la liaison Munich – Vérone par le nouveau tunnel de base du Brenner, qui se posera dès 2027 en concurrente ou en complément de nos transversales alpines.

La confrontation est déjà décoiffante avec le tunnel sous la Manche, hautement rentable lui, et du coup non concerné par l’audit. Avec le futur troisième membre du club des «plus grands tunnels du monde», les comparaisons promettent de belles leçons pour l’Office fédéral des transports et les CFF.

La grande vitesse européenne examinée a peu à voir avec celle pratiquée au Japon ou en Chine où les trains roulent à 300/350 km/h. Pour le voyageur, c’est la vitesse moyenne sur la totalité d’une liaison qui est déterminante. Sur notre continent, les vitesses moyennes demeurent basses, de l’ordre de 160 km/h.

Quatre raisons à cette différence, à commencer par la fréquence des arrêts: sur les 14 lignes auditées, la distance moyenne entre les arrêts varie entre 41 et 110 km, chaque arrêt rallongeant de 4 à 12 minutes le temps de parcours total. Il y a aussi le mélange très fréquent des trafics voyageurs et marchandises ainsi que l’incorporation plus ou moins importante de tronçons classiques dans l’offre à grande vitesse et, enfin, l’obstacle persistant des frontières. Toutes les liaisons touchant notre pays souffrent plus ou moins fortement de ces contraintes.

Liaisons ferroviaires avec les pays voisins

Les liaisons avec la France, les moins perturbées par le trafic des marchandises, offrent le meilleur rapport qualité/prix: Paris à trois heures de Bâle, Genève et Delémont; trois et demie de Lausanne; quatre de Zurich, Berne et Neuchâtel.

A noter que l’audit ne dit rien des contributions suisses à l’amélioration du réseau français: le TGV Rhin-Rhône n’est qu’une liaison Dijon-Mulhouse, tandis que les tronçons rectifiés Dole-Vallorbe et Mâcon-Genève ne sont même pas mentionnés. Et pourtant, ces contributions, qui totalisent 300 millions de francs, ont été déterminantes pour la réalisation. Il est vrai qu’elles ont fait l’objet d’un accord passé en 2003 directement entre la France et la Suisse, hors UE donc. Une illustration supplémentaire du patchwork.

Avec l’Allemagne, toutes les liaisons dites à grande vitesse passent par Bâle. En Suisse, les trains ICE, aptes à 250-300 km/h, roulent dans l’horaire cadencé des Intercity (IC) indigènes sur les lignes Coire-Zurich et Interlaken-Berne. Sur le sol allemand, la vitesse moyenne est de l’ordre de 150 km/h. La liaison Zurich-Munich est enfin en cours d’amélioration, avec une participation financière suisse. Mais il ne s’agit toujours pas de grande vitesse.

L’Italie a investi pour améliorer les lignes Turin-Milan-Venise et Milan-Rome-Naples. Mais, là aussi, le nombre d’arrêts imposés par la densité de l’habitat provoque une réduction de la vitesse moyenne.

Vers la Suisse, rien n’est prévu, hormis les actuelles liaisons avec Milan et Venise. Il se peut que dès la mise en service du tunnel de base du Monte Ceneri, en complément au Gothard, une liaison Milan-Zurich-Francfort soit demandée par l’un ou l’autre opérateur italien. Mais, sur le sol suisse, il ne peut s’agir que d’une relation aux performances IC classiques. D’autant que, sur cet axe, le trafic marchandises est prioritaire. Le peuple l’a voulu ainsi et l’Europe l’a admis en son temps avec l’accord de transit.

Côté Autriche, l’audit européen sur la grande vitesse englobe l’axe du Brenner, entre Munich et Vérone. Actuellement en construction, le tunnel de base de 64 km (y compris l’évitement d’Innsbruck) sera mis en service en 2027. On peut prévoir que le trafic des voyageurs y sera plus nettement prioritaire qu’à travers les Alpes suisses. En tout cas, du côté allemand, on s’attend à une baisse du trafic des marchandises sur cet itinéraire.

Cette prévision étonne eu égard aux perspectives contraires annoncées pour le corridor ferroviaire Gênes/La Spezia – Rotterdam qui traverse la Suisse. Car l’Italie investit massivement dans les infrastructures portuaires et ferroviaires, dans la perspective de récupérer dès 2022 le gros du trafic maritime en provenance de Chine. Ceci explique-t-il cela?

Quoi qu’il en soit, la vitesse moyenne des trains voyageurs par la nouvelle ligne du Brenner ne devrait pas dépasser 115 km/h selon l’audit.

A noter qu’actuellement sur la ligne de base du Gothard, entre Lucerne et Lugano, la vitesse moyenne est d’environ 80 km/h, selon l’horaire qui prévoit deux arrêts intermédiaires. La mise en service du nouveau tunnel du Monte Ceneri en 2020 ne devrait améliorer les choses que dans une mesure insignifiante. Par l’autoroute, le parcours Francfort-Bâle-Zurich-Lugano-Milan sera toujours plus rapide que par le train.

Détricoter, coordonner, numériser

L’évolution en cours autour de la Suisse en matière de grande vitesse démontre que le système ferroviaire arrive au bout de ses possibilités au centre du continent. Et chez nous plus encore que chez nos voisins. Dans la logique économique actuelle, réduire les temps de trajet entre métropoles reste un critère du niveau de développement. Pour preuve a contrario, il suffit de voir le handicap par rapport aux Etats-Unis, à la Chine et au Japon.

En conséquence, il faudrait envisager en Europe de nouvelles technologies, du genre Swissmetro, obligatoirement souterraines du fait de la densité de l’habitat. Le rail semble disposer encore de deux petites cartes. La première: contribuer, avec la route, à mettre une partie du trafic des marchandises sous terre pour dégager des capacités en surface pour les voyageurs. Et la seconde carte: développer une coordination avec l’aviation pour les distances entre 300 et 600 km – à définir de cas en cas.

Dans la première option, l’Allemagne commence à l’intéresser au concept de Cargo sous terrain (DP 2197). Dans la seconde, il s’agirait de réduire l’encombrement du ciel européen et la pollution engendrée par ce trafic croissant.

Si toutes les liaisons entre grandes villes continentales, d’une durée effective inférieure à quatre heures environ, se faisaient systématiquement par le rail, le ciel serait dégagé d’autant. Et notre air deviendrait un peu plus respirable. Mais qui va prendre les initiatives nécessaires et assurer le suivi ? Les effets négatifs du patchworkeuropéen risquent de se faire sentir très longtemps.

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