Les noces heureuses du livre et du bâti


Rapports intimes entre architecture et littérature au cœur d’une conférence, d’une exposition et d’un livre.

PAR CATHERINE DUBUIS

Ceci n’a pas tué cela. Non seulement, démentant la prophétie de Hugo dans Notre-Dame de Paris, le livre n’a pas tué l’édifice, mais le monde assiste depuis longtemps à leurs noces heureuses, dont nous ne dénombrerons jamais la considérable progéniture.

C’est ce que Nadja Maillard, anthropologue et historienne de l’architecture, s’est employée à démontrer, avec la force de conviction de l’intelligence et de la clarté, au cours d’une conférence donnée à l’espace Archizoom de l’EPFL, dans le cadre de l’exposition de 81 maquettes suspendues  «Isles of Models», dont elle est la co-curatrice. Sans oublier une vaste érudition et un vivier de lectures impressionnant, où la conférencière va puiser ses exemples avec pertinence et humour. Je n’en retiendrai ici qu’un ou deux.

Plutôt que de présenter des architectes qui ont écrit (Fernand Pouillon, Les Pierres sauvages), ou des écrivains qui ont élevé des «monuments»(la «cathédrale» de Proust), Nadja Maillard prend un chemin de traverse. Elle va s’attacher à examiner des œuvres où la collaboration entre écrivains et architectes aboutit à des structures d’ouvrages calées sur le plan d’un bâtiment, appréhendé comme un monde en soi.

Et c’est ici que la phrase de Le Corbusier, citée en exergue de la conférence, prend toute sa valeur: «L’architecture est le jeu savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière.» Sous la lumière de la bibliothèque, ajoute Nadja Maillard. Association du construit et de l’écrit, nouée grâce au double sens du mot «volume».

Le propos de Nadja Maillard tend donc à démontrer qu’architecture et écriture recourent l’une à l’autre sans s’annuler, et qu’il s’agit en fait d’une osmose.

Les architectes prennent comme référence l’art de la rhétorique (Germain Boffrand et L’Art poétique d’Horace): l’architecture est aussi un récit, tandis que les écrivains construisent leurs récits comme un plan d’architecte, avec coupes, élévations et soucis d’échelle. Le récit emblématique en est évidemment La Vie mode d’emploi de Georges Perec, roman d’une journée, ou plutôt, comme l’indique la couverture du livre, romans au pluriel, puisque nous allons visiter les 99 pièces de l’immeuble, sans jamais repasser par le même chemin, grâce à la technique du cavalier d’échecs. Et que chacune de ces pièces est le nid d’un récit.

Si l’on remonte dans le temps, au 19e siècle, Pot-Bouille, un des romans des Rougon-Macquart (1882), est aussi un exemple de cette attirance du romancier pour la construction architecturale du récit – Zola a connu les grands travaux d’Haussmann et les bouleversements de Paris qui en ont résulté. Il s’adjoint, pour élaborer précisément le lieu de son roman, un immeuble bourgeois, les compétences d’un architecte, Franz Jourdain, qui restera son ami, au point de réaliser son monument funéraire.

Zola donne à l’escalier de son immeuble une place centrale: puisqu’il s’agit de dévoiler le monde de pourriture sociale qui s’y niche, il faut montrer à quel point l’apparat de l’escalier tend à le masquer. Et construire en pendant inverse la cour intérieure de l’immeuble, où se déversent ordures, injures, saletés morales et physiques.

Le dévoilement, mot-clé de cette démarche narrative, convient particulièrement bien au projet de Zola, qui entend démasquer l’hypocrisie, la cupidité et la pourriture du Second Empire. Mais il peut aussi être interprété comme du voyeurisme, ce que ne se sont pas privés de faire les caricaturistes, en représentant le romancier en voyeur.

Cette passion de la transparence trouve, si l’on remonte encore dans le temps, une expression frappante avec Le Diable boiteux, de Lesage (1726). Asmodée, le héros, peut soulever la toiture des maisons et regarder ce qui s’y passe. Ce dispositif renvoie à un autre aspect du thème, celui de la maison de poupée, de la miniaturisation et des questions d’échelle, ce qui m’amène à signaler l’anthologie littéraire qu’a publiée cette année Nadja Maillard chez Actes Sud: Questions d’échelle. Sans commune mesure.

Qui mieux que Pierre Mac Orlan, dans sa préface au roman d’Alfred Döblin, Berlin Alexanderplatz (1929) pouvait conclure cette belle conférence: «Une maison n’existe vraiment dans l’espace qu’au moment où elle nous impose la quantité de littérature qu’elle contient.»

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