Quand anciennes et anciens de la LMR se racontent


On pouvait craindre le pire: un florilège d’autosatisfaction et d’autocongratulation. Il n’en est rien. Jacqueline Heinen, elle-même ancienne militante de la LMR, a réussi la gageure d’opérer la synthèse de témoignages très différents et de les mettre en contexte. L’ouvrage est passionnant, car il relate toute une époque d’intense politisation, et surtout témoigne d’esprit critique. On y lit les enthousiasmes, mais aussi les déceptions.

Tout est parti d’une enquête auprès des anciennes et anciens membres de la Ligue marxiste révolutionnaire (LMR), mouvement trotskiste devenu en 1980 parti socialiste ouvrier (PSO), ce dernier étant dissous en 1988. Sur quelque six cents personnes entre 55 et 92 ans, cent dix, dont un tiers de femmes, ont répondu au questionnaire, une minorité de façon anonyme. Pour ne pas surcharger ce compte rendu, nous ne donnerons aucun nom, mais le lecteur les trouvera à la fin de l’ouvrage.

Une utile introduction rappelle, notamment pour celles et ceux, plus jeunes, qui ne l’auraient pas vécu, le contexte politique et social des années 1950-60: guerre d’Algérie et décolonisation, qui occupent beaucoup le Mouvement démocratique des étudiants (MDE), Marches antiatomiques de Pâques, Mai 68, guerre du Vietnam, etc. Pour la génération suivante, le putsch de Pinochet au Chili, la révolution sandiniste au Nicaragua, l’écrasement du Printemps de Prague qui confortera les militants dans leur refus du stalinisme, un élément majeur dans la LMR. Ce texte liminaire offre aussi une pertinente analyse sociologique des militants.

Puis l’ouvrage se divise en plusieurs chapitres thématiques. Le premier montre la grande diversité des trajectoires qui ont mené à l’adhésion à la LMR. Il en sera ainsi dans tout le livre, d’où la difficulté à en tirer des conclusions univoques. Ainsi les futurs membres peuvent provenir aussi bien de milieux modestes et avoir connu des difficultés économiques que de milieux «bourgeois». Relevons un fait intéressant: l’importance qu’a pu avoir l’appartenance à un groupe religieux, comme la Jeunesse étudiante chrétienne ou autre cercle progressiste protestant. Chez tous et toutes, on constate une volonté marquée de s’opposer aux inégalités.

Le fait que le mouvement trotskiste ait une implantation mondiale (la 4e Internationale, malgré ses scissions internes successives…) a pu constituer un aiguillon: «La qualité des débats et la dimension internationale de la réflexion ont incontestablement nourri mon enthousiasme.» Beaucoup d’anciens membres disent avoir été positivement marqués par les cours théoriques, qui occupaient une place majeure dans la LMR, «organisation fortement structurée, hiérarchisée, estudiantine et intello, avec examen d’entrée, période probatoire et langage hermétique».

Sans refaire l’histoire événementielle du groupe trotskiste, le livre en rappelle l’origine immédiate: la stratégie «entriste-sortiste» au sein du parti du Travail/POP concoctée par son gourou, l’expulsion d’un certain nombre de membres de ce parti et la fondation de la Ligue marxiste révolutionnaire, un nom qui relevait presque de la provocation…

Une large place dans l’ouvrage est consacrée à la cause féministe. Si celle-ci est officiellement défendue par la LMR, la réalité est assez différente. C’est l’un des points qui soulèvent le plus de critiques: relégation des militantes à des tâches subalternes, propos souvent méprisants voire carrément «machos», incompréhension envers les revendications féminines souvent considérées par la hiérarchie (masculine) comme petites-bourgeoises. Un témoin relève «la quasi-monopolisation de la parole par les hommes dans les débats internes et externes». Si bien qu’un certain nombre de militantes se sentiront plus à l’aise dans le Mouvement de libération des femmes (MLF).

Appartenir à la LMR, c’était accepter – de plus ou moins bon gré – un militantisme épuisant, un «activisme débridé» qui avait «de quoi donner le tournis», du matin au soir et sept jours sur sept. Sur cette réalité, une grande majorité des témoins se prononce de manière très critique. Ces «cadences effrénées du militantisme» ont fini par en éloigner plus d’un! D’autant plus que cette hyperactivité militante, qui empêchait presque toute vie privée, s’accompagnait d’interdictions professionnelles, licenciements et autres formes de répression tel le fichage systématique. Sont dénoncés aussi a posteriori le «sectarisme» et le «dogmatisme»d’une organisation volontiers «arrogante», persuadée d’avoir toujours raison. Un autre objet de critique est le langage hermétique d’une presse (La Brèche) usant d’un «jargon peu lisible pour les non-initiés».

On peut percevoir dans de nombreux témoignages une certaine déception, une amertume, voire une tristesse dues à la non-réalisation d’espoirs profondément enracinés. La fin des années 1970 est marquée par un recul du mouvement révolutionnaire mondial. Quant à la chute du capitalisme, que l’on avait pu croire imminente, avec trop d’optimisme, elle se fait attendre…

Le dernier chapitre se penche sur les suites de la LMR. Dans le parti socialiste ouvrier, «où étaient les ouvriers?», s’interroge l’une de ses actrices. Puis c’est, en 1988, l’implosion du PSO, plus ou moins remplacé aujourd’hui par SolidaritéS.

Le livre, qui fait preuve d’une remarquable capacité de remise en question, se termine cependant sur quelques notes positives. Qu’ont retenu les militantes et militants de leur passage dans la LMR/PSO? Quelles traces le mouvement a-t-il laissées en eux? D’abord cette organisation a fortement contribué à leur prise de conscience politique. Elle leur a inculqué une «faculté de discernement», leur a permis d’acquérir des «outils mentaux», leur a «appris à s’exprimer». Beaucoup ont prolongé leur engagement militant dans les syndicats, les législatifs communaux ou cantonaux, dans des organisations écologistes ou altermondialistes comme Attac, dans des mouvements féministes. Pour tous et toutes, malgré des déceptions voire des révoltes, le passage par la LMR/PSO fut une école de vie.

On peut trouver l’intégralité des témoignages sur le site de l’Association pour l’étude de l’histoire du mouvement ouvrier.

Pierre Jeanneret / Domaine Public

Jacqueline Heinen… et 110 autres, «1968… Des années d’espoirs», Lausanne, Antipodes, 2018, 327 pages

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