En Suisse on n’a pas de Gilets jaunes, mais on peut aussi avoir des frustrations


Le mouvement des Gilets jaunes a réussi une brillante opération de communication en adoptant comme signe de ralliement la tenue fluorescente que tous les automobilistes français ont l’obligation d’avoir dans leur voiture. Aucune agence de publicité n’aurait eu l’idée d’un coup pareil. Le slogan qui a émergé est lui aussi très inventif: «Les élites pensent à la fin du monde et nous à la fin du mois.»

Un tel mouvement peut-il émerger en Suisse? Sans doute pas. Les Gilets jaunes se sentent exclus des décisions politiques. Dans notre pays où quelques éleveurs réussissent à faire voter les citoyens sur les cornes des vaches et où le moindre projet d’éolienne ou de construction publique suscite un flot interminable d’oppositions, difficile de se sentir exclu.

Les Gilets jaunes vivent dans des régions marginalisées ou des zones périurbaines mal desservies. Les banques et le gouvernement français les ont encouragés à acheter de petits pavillons pas chers, loin des centres. Ils se retrouvent contraints de faire des dizaines de kilomètres en voiture pour le travail, les courses, les loisirs. Nous vivons dans un pays fédéraliste et où l’habitat est relativement dense, avec des grandes villes à moins de 100 kilomètres les unes des autres, des petites régions dynamiques et le réseau de transport en commun le plus dense de la planète, avec celui du Japon.

Ajoutons que nos autorités n’ont pas poussé à l’utilisation du diesel à coup d’avantages fiscaux comme c’est le cas chez nos voisins, faute sans doute de constructeurs d’automobiles en Suisse. On peut comprendre que le citoyen français confronté à un retournement politique avec l’alignement progressif des taxes du diesel sur l’essence se sente totalement floué.

Alors oui, notre situation est très différente et nous n’aurons sûrement pas de Gilets jaunes. Mais nous avons aussi d’importantes leçons à tirer de cette éruption française. Les luttes contre le réchauffement climatique et pour l’environnement sont vues généralement comme un combat sympathique faisant l’unanimité, avec des Verts voulant certes aller trop vite, et avec des méchants un peu abstraits, les centrales à charbon, les marques qui faussent les résultats des tests de pollution des moteurs diesel, sans oublier Monsanto et quelques autres.

Les Gilets jaunes nous enseignent que les mesures envisagées pour la transition écologique peuvent faire l’objet d’un combat politique brutal, opposant deux catégories de la population et des revendications qui pourraient sembler totalement régressives: beaucoup de Gilets jaunes réclament au fond un retour aux anciens prix du diesel et un arrêt du durcissement des contrôles techniques. Si la récolte de signatures remplace avantageusement les émeutes, rien ne dit que nous ne vivrons pas en Suisse des combats aussi féroces et inattendus, sans doute différents – le contexte suisse est sans rapport avec la situation française – mais qui prendront aussi de court les «élites» helvétiques.

Les pages de nos journaux sont remplis d’articles sur la mobilité douce, les écoquartiers, le développement du vélo, les achats de proximité. Pendant ce temps, d’innombrables Suisses utilisent leur voiture pour faire des courses au supermarché le samedi; ils sont silencieux, car défendre la voiture semble aujourd’hui monstrueux.

Nos élus doivent prendre garde à ne pas laisser dans l’ombre et culpabiliser cette partie de la population, à ne pas en faire des exclus, non pas économiques, mais politiques, qui ne se sentiraient plus représentés et qui, d’un seul coup, pourraient exploser. C’est l’autre leçon des Gilets jaunes: attention, il n’y a pas que des couples qui roulent à vélo, conduisent les voitures Mobility, circulent en train et font leurs achats dans un magasin bio près de chez eux. Le reste de la population, surtout les milieux modestes, doivent continuer à se sentir inclus pour que la Suisse ne se déchire pas.

Jacques Guyaz

Domaine Public

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