Reportage – La Bosnie-Herzégovine, entre corruption, paralysie et islamisme radical


 Les Bosniaques, les Serbes et les Croates sont au moins d’accord sur deux points : depuis la fin de la guerre, la transition s’éternise et la classe politique n’a jamais été aussi corrompue. En revanche, ils se déchirent sur la montée de la mouvance islamiste radicale. Les Bosniaques musulmans la nient. Les Serbes orthodoxes et les Croates catholiques la redoutent.  

Par Ian Hamel, de retour de Sarajevo

Savez-vous comment connaître la religion de votre interlocuteur en Bosnie ? Il suffit de lui demander sa compagnie de téléphone. Dans ce petit pays de 3,5 millions d’habitants, il y en a trois, une bosniaque (musulmane), une serbe et une croate. L’auteur de théâtre, qui nous a donné rendez-vous dans un petit bar branché du centre-ville de Sarajevo, près de la rivière Miljacka, se veut optimiste. « Regardez autour de notre table, ces gens sont des musulmans et ils boivent de la bière. Dans le vieux quartier ottoman, vous trouvez des mosquées, une cathédrale orthodoxe et une autre catholique, et même une synagogue. L‘islam radical n’a aucune chance de s’imposer ici », assure-t-il. Au premier coup d’œil, tout à l’air effectivement paisible dans la capitale de la Bosnie-Herzégovine. Toutefois, dans les boutiques de souvenirs, les vendeurs proposent des stylos, des avions, des chars, fabriqués à partir de balles et de douilles. Un peu partout, des “roses“ de Sarajevo, comprenez des flaques rougeâtres sur les trottoirs ou sur les places, symbolisent les lieux où des civils ont été tués entre 1992 et 1995, souvent par des “snipers“, planqués dans les collines environnantes. Le Musée des crimes contre l’humanité et le génocide ne désemplit pas. Le visage souriant d’Hassan al-Banna, le fondateur des Frères musulmans, s’expose dans les librairies. L’ouvrage, écrit en serbo-croate, est signé par Youssef al-Qaradawi, le prédicateur le plus influent de la Confrérie, installé au Qatar.

Les Bosniaques n’oublient pas la guerre civile. Photo Ian Hamel

    Dans le grand immeuble moderne qui abrite le quotidien Dnevni Avaz, premier tirage du pays, le journaliste Erdin Halimic joue la même partition que notre auteur de théâtre. « Il y a bien eu quelques Bosniaques qui sont partis se battre en Syrie et en Irak. Mais beaucoup moins que de Kosovars. La plupart ont été tués là-bas. Ceux qui sont revenus en Bosnie ont été jugés et emprisonnés », affirme-t-il. Quand nous évoquons des communautés salafistes, comme dans le village de Gornja Maoca, au nord-est du pays, l’éditorialiste hausse les épaules. « C’est de la propagande serbe. Quand la police a fait une descente à Gornja Maoca, elle a trouvé, certes, des barbus et des femmes en niqab, mais pas d’armes ». Nusret Imamovic, le chef de cette communauté de Gornja Maoca, figurait pourtant il y a quelques années sur la liste des dix terrorises islamistes les plus recherchés par le département d’État américain. Réputé plutôt proche d’Al-Qaïda, il avait entraîné derrière lui plus de 200 jeunes bosniaques. 

    Nous tentons une dernière question : Goran Kovacevic, professeur à la faculté de criminologie de Sarajevo, affirme que certains pays du Golfe proposeraient l’équivalent de 250 euros aux hommes pour qu’ils acceptent de se laisser pousser la barbe, et 200 euros à leurs épouses à condition de porter un voile intégral. Erdin Halimic sourit : « les gens d’ici sont très pauvres, si c’était vrai, plus aucun homme ne se raserait, et plus aucune femme ne sortirait tête nue de chez elle ». Le journaliste rappelle que le dernier attentat terroriste en Bosnie remonte à 2015, avec l’assassinat de deux militaires américains par un islamiste radical. 

   Bref, l’islamisation est un sujet tabou en Bosnie-Herzégovine. En revanche, si vous évoquez les dernières élections législatives, qui se sont déroulées le 7 octobre denier, les Bosniaques sont intarissables sur la corruption de la classe politique. « Rien n’a été fait pour lutter contre la corruption et le crime organisé d’autant que l’indépendance de la justice n’est toujours pas garantie. La séparation entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire reste une chimère et la corruption continue de gangréner toutes les institutions », déclare un analyste politique de la Fondation Friedrich Ebert à Banja Luka, dans Le Courrier des Balkans.      

La manne venue du Golfe 

    En fait, si la communauté internationale a pu contraindre les belligérants à cesser les hostilités, elle a créé un monstre ingouvernable. Ce petit pays d’un peu plus de 50 000 km2 est divisé en trois. Il y a la Bosnie-Herzégovine, avec pour capitale Sarajevo, qui regroupe Bosniaques et Croates, et contrôle 51 % du territoire. Puis la République serbe de Bosnie, composée de deux entités séparées par le district de Brcko, qui possède un statut particulier. La République serbe de Bosnie possède sa propre capitale, Banja-Luka. En Bosnie-Herzégovine, ce n’est pas non plus le grand amour entre Croates, vivant plutôt du côté de Mostar, et Bosniaques. Vous vous retrouvez ainsi avec plusieurs gouvernements (on en compte plus d’une dizaine, notamment dans les cantons) qui ne cessent de s’opposer et de se bloquer mutuellement. Quant aux partis politiques, faute de projets concrets, ils développent des programmes essentiellement nationalistes afin de mobiliser leurs partisans. En clair, ils défendent leurs communautés respectives contre les autres. Résultat, depuis plus de deux décennies, ce petit pays sans grandes ressources naturelles ne parvient pas à s’extraire de son sous-développement. La paralysie est totale et la corruption généralisée. 

L’Union européenne, lasse de verser des aides à fonds perdus, se désintéresse de plus en plus de ce “machin“ incapable de sortir la tête de l’eau. Il faut savoir qu’à quelques kilomètres à peine de Sarajevo, vous entrez en République serbe de Bosnie. Le gouvernement bosniaque n’a pas d’autorité sur les bourgades de cette entité, qui possède son propre drapeau, ses propres armoiries, son propre hymne, et sa propre fête de la République. Mais en détournant les yeux de la Bosnie-Herzégovine, la communauté internationale fait le jeu de l’islam radical. Car qui s’intéresse aujourd’hui à ce pays musulman d’Europe ? Essentiellement la Turquie et les pays du Golfe. Comme le titrait un reportage du magazine L’Express : « A Sarajevo, l’espoir vient du Golfe ». Il évoque à une demi-heure de la capitale, le Sarajevo Resort, avec ses 160 villas, son lac artificiel, ses deux piscines intérieures, son restaurant et ses terrains de sport. Financé par une entreprise du Koweït, l’ensemble « comprendra aussi un espace de prière et un supermarché halal ».

Les classes moyennes du Golfe plébiscitent la Bosnie. Photo Ian Hamel

    A la périphérie de Sarajevo, un quartier entier est pratiquement occupé par des visiteurs arabes. C’est la classe moyenne du Golfe, celle qui n’a pas les moyens de s’offrir des hôtels particuliers ou des appartements à Londres ou à Paris, de descendre dans les palaces sur le lac Léman. Pour elle, la Bosnie Herzégovine est à portée de leurs bourses. Ils y trouvent la fraîcheur des forêts, des sources et des rivières, des montagnes enneigées. Sans oublier les mosquées et les restaurants halal. A Bascarsija, le quartier ottoman le plus ancien de Sarajevo, les restaurateurs ne servent pas une goutte d’alcool. Mais il suffit de faire quelques pas, à Marsala Tita, pour trouver bars et boîtes de nuit. Certes, dans leur immense majorité, ces visiteurs venus du Golfe ne posent pas de problème. Ils viennent passer d’agréables vacances, et apportent quelques subsides dans ce pays où le PIB par habitant dépasse à peine 4 000 euros. Où le chômage touche 25 % de la population. Pour l’anecdote, il conviendrait de parler d’État bosnien et non bosniaque, et les 3,5 millions d’habitants sont officiellement « bosniens » et non plus « bosniaques ». Mais seulement 3 % de la population se reconnaît dans cette appellation.   

La vraie nature d’Alija Izertbegovic  

    Mais que vient-faire Al Jazeera à Sarajevo ? « De l’information bien évidemment. », nous a-t-on répondu Mais pourquoi investir autant d’argent (la chaîne d’information qatarie est installée sur quatre étages dans un immeuble moderne) dans un pays sans recettes publicitaires, alors que pour des motifs économiques Al Jazeera a abandonné son implantation aux États-Unis ? Ouvert depuis le 11 novembre 2011, Al Jazeera Balkans emploie quelques 250 salariés dans l’ex-Yougoslavie, et possède également des bureaux à Belgrade (Serbie), Zagreb (Croatie) et Skopje (Macédoine). Et des moyens bien supérieurs à ceux des télévisions locales. « Bien évidemment, Al-Jazeera défend les positions de Doha afin de contrer l’Arabie Saoudite, les Émirats et l’Égypte. Toutefois, l’objectif premier n’est pas de faire la promotion du Qatar, mais plutôt celle de son allié, la Turquie, très présente dans les Balkans », explique un enseignant. Recep Tayyid Erdogan a été accueilli en héros en Bosnie en mai dernier. Bakir Izetbegovic, le président de la Présidence collégiale, n’a pas hésité à déclarer qu’Erdogan était le président de la Turquie mais aussi « notre président à nous », ajoutant : « Chaque siècle, Dieu envoie un homme à un peuple. Il a envoyé Erdogan aux Turcs ». 

La puissance d’Al-Jazeera sur les Balkans. Photo Ian Hamel

    Dans un reportage intitulé « Erdogan, main basse sur la Bosnie », le magazine Le Point révélait en août dernier que le FK Sarajevo, l’équipe de football de la capitale, était sponsorisé par Turkish Airlines, et que la télévision turque « a produit une série sur la vie d’Alija Izertbegovic, le président bosniaque durant la guerre de 1992-1995. Il est décrit comme l’héroïque allié du grand frère turc ». Bakir est le fils d’Alija, que les Occidentaux, durant la guerre dans l’ex-Yougoslavie, n’ont cessé de présenter comme un musulman modéré, face aux « méchants » serbes. La réalité était quelque peu différente. En 1943, membre de l’organisation des Jeunes Musulmans, Alija Izetbegovic collaborait avec l’occupant nazi et soutenait la division Handschar de la Waffen-SS. Les tristement célèbres SS musulmans. A la fin de la Seconde guerre mondiale, il a été incarcéré pour « extrémisme islamique » par le régime communiste yougoslave de Josip Broz, dit Tito. 

    C’est toujours Alija Izetbegovic, président de la République de Bosnie-Herzégovine à partir de 1990, qui a fait venir plusieurs milliers de djihadistes pour combattre les forces serbes. Si beaucoup d’entre eux ont été expulsés du pays après la guerre, sous la pression des Américains, d’autres, qui s’étaient mariés avec des Bosniaques, ont pu rester dans le pays. Entre 1992 et 1995, plus de 350 millions de dollars, venant principalement des pays du Golfe, ont atterri en Bosnie, passant par la Third World Relief Agency (TWRA), une ONG “humanitaire“ créée par deux Soudanais. En 2005, Jean-Claude Dérens, le spécialiste des Balkans, évoquait la position très ambiguë des nationalistes bosniaques du SDA, le parti de la famille Izetbegovic, « qui ne veulent pas apparaître publiquement comme étant liés aux réseaux radicaux mais qui, dans le même temps, sont incapables de se séparer véritablement de cette mouvance dont l’influence apparaît de plus en plus dans la vie politique et les débats en Bosnie-Herzégovine » (1). En fait, la citoyenneté bosniaque a été souvent généreusement attribuée à des ressortissants de pays musulmans d’Afrique et d’Asie. Ces originaires d’une trentaine de pays d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie se sont établis à Sarajevo (700 000 habitants), mais aussi à Zenica, Tuzla, Bihac. 

Nier la radicalisation

   Plus récemment, un rapport d’International Crisis Group, intitulé « Bosnia’s dangerous tango : Islam and Nationalism » soulignait que la crise économique, qui touche de plein fouet le pays, constitue un environnement propice à la croissance de la mouvance islamiste radicale. Il y a quelques années, dans un hôtel de Tuzla, Nusret Imamovic, le chef de la communauté salafiste de Gornja Maoca, avait réuni plus d’un demi-millier de jeunes musulmans sur le thème « l’avantage ou la perfection de la charia et l’échec de la démocratie ». Le plus inquiétant, c’est qu’à Tuzla, ville de 80 000 habitants, il n’y a eu qu’une trentaine de personnes pour venir protester contre cette réunion ! Or, avant-guerre, les Bosniaques, qui appartiennent à la branche hanafite de l’islam sunnite, pratiquaient un islam modéré. La différence c’est qu’aujourd’hui, pour poursuivre leurs études, les jeunes Bosniaques n’ont d’autres solutions que de partir dans les pays du Moyen-Orient, invités gracieusement par des écoles coraniques. 

Chaque année, des millions de dollars sont distribués aux familles pauvres. « La Bosnie a bien fait une demande pour entrer dans l’Union européenne, mais les négociations n’avancent pas. Les gens ont l’impression d’être exclus en raison de leur religion, l’islam. Alors, plutôt que de combattre les salafistes, ils préfèrent nier », reconnaît notre “fixeur“, qui nous emmènera en République serbe de Bosnie. Il est vrai que les Serbes ne se gênent pas pour stigmatiser leurs “frères“ bosniaques. Ils les accusent par exemple d’accueillir à bras ouverts les migrants passant par les Balkans (qui sont la plupart du temps musulmans) afin d’augmenter le nombre de musulmans dans le pays… 

    Le département d’État américain ne critique pas seulement le manque de pugnacité des autorités bosniaques pour lutter contre cette radicalisation. Il déplore le manque de coordination entre l’Agence de l’investigation et de protection, la police bosniaque au niveau national, la police au niveau du canton de Sarajevo et « la police au niveau de l’entité de la Fédération croato-musulmane ». L’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OPRA), dans un document sur la mouvance islamiste radicale en Bosnie-Herzégovine, et ses connections avec le Sandjak serbe (une petite région de Serbie majoritairement musulmane, située entre la Bosnie et le Kosovo) déplore l’inaction « tant de la communauté internationale que locale » face à cette islamisation. Non seulement le pouvoir bosniaque n’a pas la capacité de lutter sérieusement contre cette radicalisation. Mais selon Vlado Azinovic, professeur à la faculté des sciences politiques à Sarajevo, l’État bosniaque, n’a tout simplement « pas la volonté politique pour agir efficacement ».   I.H.

(1) « Bosnie-Herzégovine : présence et influence des réseaux islamistes transnationaux », Religioscope, 22 août 2005.

Image de Une: Une mosquée dans le quartier turc de Sarajevo. Photo Ian Hamel

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